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Or, Juve s’était trompé, assurément. Des chandelles en effet venaient de s’allumer et, à leur lueur tremblotante, le policier pouvait apercevoir une énorme profondeur de caverne, comprendre que le boyau souterrain de l’égout était en réalité fort long, s’enfonçait très loin sous les berges.

Le mouvement de surprise de Juve cependant n’échappait pas au vieux chef. Celui-ci ricana :

— Ah oui ! commença-t-il. Tu n’avais pas encore admiré la maison !… Regarde, Job Askings ! Il y a de la place !

— Il y a de la place ! répéta Juve.

Mais ce qui surprenait surtout le policier, ce qui l’avait troublé, lui, l’homme impassible dont le sang-froid prodigieux ne s’étonnait jamais, c’était qu’en réalité ces souterrains étaient peuplés d’une foule de bandits.

D’où sortaient-ils donc tous ?

Juve, avec frayeur, contempla ces hommes qui avaient d’épouvantables figures de vice et de crime. Ils semblaient issus de l’ombre. Peut-être dormaient-ils quelques instants avant, couchés sur la paille, ou bien alors il y avait des trous qui communiquaient avec la galerie principale, et c’était de ces anfractuosités insoupçonnables que les misérables accouraient !

Juve, cependant, s’était adossé à la muraille. Il tenait son revolver, il fronçait les sourcils, nerveux, inquiet.

— Vous êtes nombreux ? dit le policier.

— Oui, ricana encore le chef. Ça grouille, ici.

Et il ajoutait avec un sourire ignoble qui découvrait sa bouche édentée :

— Ceux qui nous connaissent nous surnomment les Grouilleurs.

À ce moment la scène devint fantastique. L’un des individus qui entouraient Juve avait jeté dans le foyer une bûche résineuse et celle-ci brûlait avec de grandes flammes jetant d’extraordinaires reflets rouges.

Il en résultait des ombres stupéfiantes. Les armes que chacun tenait miroitaient, devenues rouges, comme souillées de sang. Les visages hâves et amaigris se creusaient plus encore, les yeux de tous brillaient enfin de flammes furieuses.

— Sûrement que les rigolos ont parlé !

— On n’peut donc plus dormir tranquille, maint’nant !

— À c’t’heure, c’est-y la police qui cogne là-haut ?

Ces quelques paroles rappelaient Juve à la réalité des faits.

Un instant, il avait cru vivre un cauchemar extraordinaire. Il avait pensé être transporté au pays des songes. Il avait douté du témoignage de ses sens, stupéfié de trouver en plein Paris, en son époque ultra-moderne, une bande de misérables qui rappelaient les bandes d’autrefois, les compagnons des criminels, des grands voleurs, comme les Mandrin et les Cartouche.

Lourdement, il retomba de cette vision extraordinaire dans le souci des choses présentes.

Les Grouilleurs, puisque les habitants de l’Enfer se nommaient ainsi eux-mêmes, demeuraient tous immobiles, haletants, prêtant l’oreille.

Juve, lui aussi, écouta.

Au-dessus de sa tête, sur la berge, on entendait des pas sourds, précipités, saccadés… Par moments, un cri retentissant, l’appel furtif d’un homme aux abois :

— Par ici !… Par là !…

Juve frémit. Évidemment, c’était la rafle !

Or, à cet instant, Juve éprouvait un nouveau et très bizarre sentiment.

Pour quelques minutes, en effet, lui qui était policier, lui qui était un honnête homme, lui qui consacrait sa vie à défendre la société contre le plus redoutable ennemi de la justice, il se trouvait tout d’un coup solidaire des bandits qui l’entouraient ; il avait comme eux peur des agents qui, sur le quai, faisaient leur devoir… Les Grouilleurs, cependant, prenaient désormais des mines farouches.

— Sûrement, déclarait l’un d’eux, c’est encore les cognes qui opèrent là-haut ! Ils poissent les frères de la berge…

C’était bien ce que pensait Juve.

Le policier, en effet, qui s’était réfugié dans l’Enfer pour éviter la poursuite des agents lancés à ses trousses lors de sa sortie de la Monnaie, ne pouvait guère se faire d’illusions.

Les agents ne le trouvaient pas. Ils avaient en revanche découvert, sur les berges, tous les pauvres errants de nuit qui étaient venus dormir là, oublier un peu leur fatigue et leur détresse.

Et les agents, sans doute énervés de leur poursuite vaine, parquaient tout le monde, le triaient, s’efforçaient d’arriver à découvrir l’homme qu’ils cherchaient.

— Pauvres bougres ! soupira le policier. Ce sont eux qui vont payer pour moi !…

Juve, toutefois, n’était pas très inquiet à leur sujet.

Il savait fort bien, en effet, que les arrestations opérées cette nuit-là au cours de la rafle ne seraient probablement pas maintenues. Les arrestations coûtent cher ; un homme en prison, c’est une bouche à nourrir !

Juve, maintes fois, avait réfléchi à ce terrible problème qui fait que la police relâche soixante-cinq pour cent de ceux qu’elle arrête, et cela pour ne pas grever le budget déjà si lourd des prisons d’Etat…

Or, à l’instant où Juve réfléchissait de la sorte, les misérables qui l’entouraient continuaient à s’agiter. Ils allaient et venaient dans la caverne, ils paraissaient nerveux au possible, et ils décrochaient les armes qui pendaient au mur. Ils glissaient des cartouches dans le tonnerre de leur revolver…

Juve assistait à tous ces préparatifs, se demandant un peu ce que ces gens-là comptaient faire.

Assurément, leur repaire, l’Enfer, n’était pas connu des autorités policières ! Sans Bouzille, Juve ne l’aurait jamais découvert. Il n’avait donc qu’à rester bien tranquille, à attendre les événements.

Mais Juve raisonnait ainsi parce qu’il estimait que, sans doute, la balle qui avait passé à travers la porte grillée était une balle perdue, une balle qui avait ricoché, manqué son but, et qu’à coup sûr on n’allait pas donner l’assaut à l’extraordinaire souterrain.

Or, comme Juve raisonnait ainsi, brusquement, des exclamations retentissaient à côté de lui. Deux Grouilleurs accouraient. L’un était un tout jeune homme qui pouvait compter tout juste dix-huit ans, dont le visage émacié semblait perpétuellement flamber dans une terrible fièvre. L’autre était un homme d’une quarantaine d’années, la figure surprenante, un étranger, sans doute.

Tous deux crièrent en arrivant à la hauteur de Juve :

— La paix ! vous autres, et qu’on rapplique !…

Alors le jeune homme, le gamin, l’enfant étendit la main.

Il tenait un objet qui brillait, et dont, à première vue, il était difficile d’identifier la nature. Le jeune Grouilleur s’expliquait :

— Zieutez-moi ça, demandait-il, et n’rigolez pas ! Moi, j’vous dis qu’c’est grave, c’qui s’passe là-haut, c’est pas seul’ment la rousse qui opère, c’est bien mieux qu’ça, c’est les bandes qui s’foutent une peignée !

Juve, à ce moment, ne comprenait pas. Sa surprise cependant n’allait pas être longue. Le chef des Grouilleurs, en effet, le vieillard à barbe blanche, qui avait entretenu Juve, se précipitait vers son compagnon :

— De quoi ? demandait-il. Qu’est-ce que tu jactes ?

L’autre se troublait. On semblait, parmi les Grouilleurs, nourrir un grand respect pour le chef. Nul ne lui adressait la parole, tous baissaient la voix lorsqu’il les considérait.

— Chef ! répondit l’enfant, c’est pas les cognes qui sont là-haut. Et la meilleure preuve, c’est que voilà là balle qui a étoilé not’porte ! Sûrement qu’elle n’a pas été tirée par le rigolo d’un flic, elle vient de la Ruisselance…

Juve, à ce moment, frémissait.

Ce que disait le gamin était fort compréhensible pour lui.

Il n’ignorait pas en effet que les apaches, les misérables qui considèrent Paris comme une forêt et vivent au milieu des foules une existence de sauvage, faisant le coup de feu, jouant du couteau, traitant tout passant attardé comme un gibier ou une proie, éprouvent quelque difficulté à se procurer sans attirer l’attention des cartouches et des munitions.