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Juve, maintes fois, avait soupçonné qu’il existait au cœur même de Paris, peut-être, en quelque coin que nul policier n’avait découvert, une véritable fabrique de cartouches. Elle s’appelait la Ruisselance… Il le savait, ou pensait le savoir par le bavardage d’un homme arrêté certain jour à la préfecture. La Ruisselance devait être une entreprise formidable et Juve n’ignorait pas que ses projectiles avaient une marque spéciale, une composition particulière, qui les rendait facilement reconnaissables.

C’était même en raison des différences notables entre les projectiles que bien souvent Juve avait pu conclure :

— Tel coup de feu a été tiré par un malfaiteur… Tel coup de feu a été tiré par un policier…

Quoi qu’il en fût, cependant, la déclaration du Grouilleur soulevait un vif intérêt parmi ses compagnons. Le chef avait pris à son tour la balle retrouvée qui s’était écrasée contre une pierre de la redoute et l’examinait avec attention.

— C’est juste, disait-il. Ce pruneau-là vient de la Ruisselance, c’est pas les flics qui l’ont tiré…

Mais le chef ajoutait :

— Cela ne prouve pas grand-chose, cependant ! Il y avait peut-être un copain qui était parmi les frères de la berge ! Rien ne prouve que ce ne soit pas lui qui ait fait feu !

À ce moment encore, un homme sortait de l’ombre, dont Juve remarqua l’allure autoritaire. Il écartait du geste ses compagnons qui entouraient le chef. Il les repoussait dédaigneusement et nul ne protestait.

À la fin, il déclara :

— Cognes ou pas cognes, il se passe quelque chose là-haut ! Il faut voir… Il faut savoir ! Que ceux qui ont confiance me suivent ! Voilà !… Qui qu’en est ?

Alors le chef se tourna vers Juve.

— Job Askings ! dit-il. Celui-là, c’est mon fils… C’est lui qui commandera dans l’Enfer quand je serai mort. Il est brave…

— Il est brave ! s’inclina Juve.

Et toujours le policier se croyait transporté en un pays fantastique. Toujours il avait l’impression de vivre un cauchemar.

Qu’ils étaient donc étranges, ces hommes, ces Grouilleurs qui semblaient si terribles et qui, d’autre part, vivaient avec des mœurs quasi patriarcales, le père étant chef, le fils devant prendre sa succession, et tous respectant une loi unique !

Le vieillard, cependant, continuait :

— C’est mon fils et il ne craint rien. Tu l’entends, d’ailleurs ? Ici, nous sommes en sûreté, il n’y a pas de policier au monde qui puisse découvrir cet asile…

— En effet ! dit Juve qui, à cette déclaration, avait envie de sourire.

— Eh bien, continua l’homme, quand mon fils entend des coups de feu, il ne peut plus tenir en place… Il faut qu’il sorte, il faut qu’il aille se battre !

Il y avait une étrange grandeur dans les paroles de ce misérable, qui semblait ainsi si fier des ardeurs belliqueuses de son rejeton.

Juve, étonné, se demandait comment tout cela allait finir.

Le vieillard reprit :

— Tu veux aller te battre, va !

Et il ajoutait avec un sourire féroce qui donnait le frisson à Juve :

— Si tu trouves des policiers, là-haut, tue-les !

Alors Juve n’hésita pas.

— C’est bon ! dit-il. Je vous accompagne !

Il lui venait à la pensée qu’il ne pouvait véritablement, lui précisément qui était policier, rester avec ces bandits, alors que là-haut peut-être, sur sa tête, sur les berges, des drames effroyables se passaient.

La fusillade avait repris. Les coups de revolver éclataient fréquemment. Les balles devaient siffler. Qui tombait ? Les agents de la Force, sans doute…

— Je ne peux pas laisser se commettre des assassinats sans aller me jeter dans la mêlée !…

Et Juve s’offrait à aller accompagner le jeune Grouilleur, et le chef, ému, touché peut-être, applaudissait à son courage.

— Bien ! déclarait-il, Job Askings, tu es courageux. Je le savais. Bravo !

À ce moment, dans le bouge, cinq individus se rangeaient derrière le jeune homme qui était le fils du chef.

— On part ? demandaient-ils.

Juve fit un pas vers eux, mais le chef le retint.

— Attends ! dit-il.

Le vieillard semblait réfléchir ; brusquement il demanda :

— Job Askings, as-tu confiance en moi ?

— Sans doute ! fit Juve. Pourquoi ?

La physionomie du vieillard était grave, Juve se demanda quel incident allait encore survenir. Le bonhomme pourtant continuait :

— Job Askings ! Tu m’as dit que tu avais cinquante mille balles dans tes profondes. Est-ce vrai ?

— C’est vrai ! fit Juve, qui n’avait pas un sou sur lui.

Le chef continua encore :

— Job Askings, les flics sont là-haut. Une surprise est toujours possible. Les balles sont mauvaises. Tu peux être tué… Veux-tu me laisser ici en dépôt ta fortune ? Si tu es sauf, je te la rendrai ; si tu meurs, je la garderai, et du moins les flics ne l’auront pas !

Juve, à cet instant, était de plus en plus surpris. Il n’y avait en effet pas à s’y tromper. Les Grouilleurs semblaient être, non point seulement une bande de voleurs, une horde de pègres se débattant comme des forcenés au milieu de la vie civilisée, c’était plutôt une peuplade, une peuplade de bandits, et cette peuplade pratiquait l’hospitalité, prétendait à l’honnêteté, avait son honneur et ses vertus !…

— Les étranges gens ! estima Juve.

Mais le policier surtout était épouvanté chaque fois qu’il entendait prononcer par ces surprenants individus un mot ayant trait à la police.

La police ! C’était véritablement l’ennemi de tous les jours. Il y avait guerre acharnée entre elle et les Grouilleurs !

Juve, brusquement, songeait que cette haine féroce de ces individus, c’était peut-être bien l’explication de tant de crimes incompréhensibles, de tant de meurtres inexpliqués.

Ah ! sans doute, lorsque les Grouilleurs se glissaient hors de leur repaire, lorsqu’ils se répandaient pour effectuer leurs rapines dans Paris, il devait se passer d’horribles choses que personne n’avait jamais soupçonnées !

Combien d’agents étaient tombés victimes du devoir !

Combien d’inspecteurs de la Sûreté avaient été retrouvés quelquefois, la poitrine trouée d’un coup de couteau, sans que nul pût se douter de la cause de leur mort !

À coup sûr, les Grouilleurs devaient être pour beaucoup dans ces forfaits !

Ces hommes, que leur repaire insoupçonné faisaient en quelque sorte inattaquables, devaient tout oser. Ils devaient surtout tuer, tuer pour le plaisir de tuer, affolés de colère lorsque le hasard les amenait à rencontrer un agent.

Juve, toutefois, devait répondre et répondre vite à la question du chef.

Or le policier était avant tout un curieux des mœurs d’apaches. Il lui semblait très amusant de confier un dépôt au chef des Grouilleurs. Il voulait savoir si ce dépôt serait réellement et scrupuleusement gardé. Juve prit dans sa poche son portefeuille ; il avait heureusement sur lui une grosse enveloppe bourrée de papiers sans importance et dont le poids et les dimensions permettaient d’affirmer qu’il s’agissait de billets de banque.

Juve pris cette enveloppe et la cacheta.

— Tu as raison, dit-il, prends, chef ! Si je ne suis pas mort, tu me rendras cela. Au cas contraire, tu le garderas.

Le vieillard prit l’enveloppe et la serra dans sa propre poche.

— C’est bon ! dit-il, va maintenant !

Juve, à cet instant, se demandait de quelle façon les Grouilleurs allaient rejoindre les berges.

Assurément, ils ne voudraient pas sortir par la porte de l’Enfer par laquelle était entré Juve. Cela eût attiré l’attention, cela eût pu les compromettre.