À l’instant même, ceux qui transportaient Juve ouvrirent les mains. Le policier se sentit choir sur le sol rudement, il poussa, malgré son bâillon, un grognement de colère.
— Doucement, nom d’un chien !
Or, à cet instant, un inspecteur tirait de sa poche une lampe électrique, qu’il allumait. Juve ne pouvait pas voir les traits de l’individu, car on l’avait bâillonné avec une pèlerine enroulée autour de sa tête, une pèlerine analogue à celle dont se servent les agents cyclistes. Il entendit des exclamations surprises :
— Qui diable peut être ce coco-là ?
La voix de Mix, en même temps, s’informa :
— En tout cas, messieurs les agents, il doit être de bonne prise !
À cet instant, Juve pensait :
— Décidément, ce Mix est très fort !… C’est probablement lui qui a guidé les braves individus qui doivent s’emparer de moi ! C’est lui qui a osé tenter ma capture ! Allons, je le féliciterai à l’occasion…
Mais, chose curieuse, tandis que Juve pensait ainsi, il souriait un peu narquoisement sous le bandeau qui l’étouffait.
Juve, une fois encore d’ailleurs, n’avait guère le temps de réfléchir longuement. Comme si sa capture avait été l’occasion d’une trêve, et d’une trêve de courte durée, la fusillade crépitait de plus belle désormais.
— Décidément, c’est un véritable combat ! songea le policier.
Il entendit au même instant, à côté de lui, une voix qui commandait furieusement :
— Il faut en finir, nom d’un chien ! Voilà plus de vingt minutes que nous tiraillons à l’aveuglette, cela ne peut pas durer ! Chargeons !
Juve, encore une fois, sourit sous son bandeau. L’homme qui parlait ainsi, certes, il savait bien qui c’était, la voix le renseignait à merveille.
— Bon ! grogna Juve, voilà cet excellent Léon qui se fâche… Eh ! si seulement il pouvait rencontrer Fantômas… Si seulement un coup de feu pouvait faire justice du monstre…
Puis Juve ajoutait ces paroles énigmatiques :
— Il est vrai qu’il n’y a aucune chance que cela arrive. Fantômas, à ce que je crois, ne court aucun danger !
On s’occupait pourtant de Juve, et ceux qui l’avaient pris se trompaient sur l’importance de leur capture.
À côté du policier, toujours étendu sur la berge, en effet, Mix allait et venait, donnant des ordres.
— Parbleu ! il faut savoir qui nous avons pris !… Non, ne lui ôtez pas son bâillon… Il pourrait crier et signaler notre groupe à ceux qui tirent des coups de revolver… Fouillons-le, d’abord.
Mais à ce moment une voix, une voix inconnue, interrompait Mix.
Ce devait être un agent qui s’écriait :
— Ah sapristi ! regardez donc !… Regardez ce que je viens de découvrir…
Que diable avait-on découvert ?
Juve, assez anxieux malgré tout, n’eut pas à se le demander longtemps. L’agent continuait en effet :
— Regardez les semelles de notre prisonnier !… Ah ! bougre de bougre ! Il n’y a pas de doute à conserver, c’est sûrement lui qui est le voleur de la Monnaie ! Il a encore tout plein d’or collé à la semelle de ses chaussures…
À ce moment, Juve pensa éclater de rire sous son bâillon.
— Bon ! supputa-t-il. Voilà que mon affaire devient tout à fait mauvaise !… Si l’on trouve de l’or sous mes souliers, tout le monde va tomber d’accord pour deviner que c’est moi qui étais à la Monnaie tout à l’heure. C’est exact, mais je ne tiens pas à ce qu’on le sache !
Juve, toutefois, entendait à ce moment des clameurs formidables s’élever du quai.
La bataille continuait. Soudain, les agents crièrent :
— À nous !… À l’aide !… Ah ! canailles, rendez-vous donc !
Les appels étaient angoissés. Juve eut l’impression que ceux qui l’entouraient se relevaient avec brusquerie.
— On nous appelle à l’aide, tant pis ! Allons-y ! Notre bonhomme ne peut pas s’évader ! Nous l’interrogerons tout à l’heure !
Le policier Mix, peut-être, n’avait guère envie de retourner au combat. Il eût sans doute préféré rester auprès de Juve et interroger celui dont il avait fait la capture.
M. Mix était en somme un détective privé qui n’avait rien à voir avec les agents de la préfecture et prêtait très bénévolement son concours aux forces policières.
M. Mix, toutefois, ne pouvait pas sembler se désintéresser d’une lutte à laquelle il avait déjà pris part ; Juve perçut que le détective répondait :
— Bon, bon ! Allons leur prêter main-forte ! Nous reviendrons ensuite…
Juve entendit des pas qui s’éloignaient et, de suite, tenta une étrange manœuvre.
— C’est cela, pensait-il, allez donc vous battre, mes enfants ! Vous reviendrez m’interroger quand vous aurez fini, si toutefois je suis encore là !…
Juve, qui ne tenait guère à révéler son identité, à se voir obligé d’expliquer son rôle extraordinaire dans les affaires actuelles, commençait à ce moment à faire tous ses efforts précisément pour n’être pas là quand on reviendrait le questionner.
Juve avait jadis appris d’un clown forain le secret de pratiquer le tour, toujours amusant, de l’homme enchaîné qui se libère en trois secondes.
Mieux que tous les pitres de barrière, Juve avait étudié à fond cet exercice. Il savait que tous les liens de corde sont susceptibles, par des tractions répétées et prolongées, de se distendre, de prendre du lâche.
Il tendit donc ses muscles, il fit effort de toute sa puissance et, sans respect pour les terribles souffrances qu’il s’occasionnait, il arriva petit à petit à faire plus lâches les cordes qui meurtrissaient ses poignets, qui ligotaient ses chevilles.
Juve, quelques instants plus tard, pouvait sortir l’une de ses mains du nœud coulant qui le tenait immobile. Le reste n’était plus qu’un jeu d’enfant. Libre de se remuer désormais, Juve, en quelques secondes, arrivait à se libérer tout à fait.
Il déliait les cordages, il faisait sauter le bâillon qui l’étouffait et, titubant, endormi, à demi asphyxié et fort étourdi, Juve se trouva debout, debout et libre…
— Tout va bien ! déclara alors le policier, de son habituel ton de voix tranquille. Je n’ai plus qu’à m’en aller !
La fusillade, à nouveau, avait cessé. On entendait seulement dans la nuit des colloques nombreux, des ordres donnés à voix haute.
Évidemment, les agents de police, en chargeant, avaient délogé les bandits qui leur tenaient tête des positions où ceux-ci s’étaient embusqués. La police restait maîtresse du terrain.
— Parfait ! parfait ! approuva encore le policier. Je crois que personne n’a plus besoin de moi…
Et Juve, qui ne se trompait pas d’ailleurs, car un certain nombre d’apaches venaient de tomber dans les mains des agents de la préfecture, commença à s’éloigner.
Tout en s’enfuyant, cependant, le policier songeait.
Les événements auxquels il venait d’assister le laissaient évidemment rêveur.
Juve se demandait :
— Mais enfin, que s’est-il passé ? À qui la police livre-t-elle bataille ?
Et, récapitulant les événements, Juve parvenait difficilement à les comprendre. Il était évident que le commencement de l’affaire résidait tout entier dans la poursuite qui avait eu lieu à la Monnaie lorsqu’il y avait été à moitié surpris en train d’espionner, de surveiller, d’enquêter… dissimulé sous un tas d’or.
À ce moment-là, Juve était entré dans l’Enfer. À ce moment-là encore, on avait donné l’alarme à la police. Les agents avaient dû très certainement commencer une rafle parmi les pauvres hères qui couchaient sur les berges. Au cours de cette rafle, Fantômas était survenu en compagnie des apaches de sa bande ; à lui s’étaient joints les Grouilleurs, et tous ces individus sans aveu avaient livré bataille rangée aux hommes de la préfecture.