À cet homme qui était terrassé, qui demeurait inerte, Eugénie Drapier déclara d’un ton calme, net et précis :
— Je m’en vais, adieu !
Léon Drapier la considéra d’un air égaré.
— Vous partez, dit-il, pourquoi ?
— Parce que, déclara nettement Eugénie Drapier, tout est irrémédiablement fini entre nous. Ne croyez pas que j’agis à la légère ; si j’ai pris cette décision rapidement, elle est en tout cas profondément enracinée dans mon cœur, rien au monde ne pourrait me faire modifier ma façon d’agir !
— Vous quittez votre demeure ? interrogea encore Léon Drapier, dont la voix se couvrait de sanglots, vous quittez votre mari ?…
Déjà Eugénie Drapier était sur le pas de la porte. Il semblait que c’était une autre femme, son visage affectait une impassibilité absolue, ses yeux ne regardaient plus, ils étaient, semblait-il, perdus dans un rêve lointain et on avait l’impression que cette femme, désormais, était insensible à tout ce qui se passait autour d’elle, qu’elle poursuivait un but, une idée fixe…
Mais quel était ce but ?
Quelle était cette idée fixe ?
Léon Drapier, qui n’avait pas encore pu croire à la décision de sa femme, bondit soudain en la voyant près de la porte.
— Non ! non ! hurla-t-il. Je ne veux pas que vous partiez ! Restez, je vous en supplie ! Sans doute j’ai des torts effroyables à votre égard, mais je me repens… À tout pécheur miséricorde ! Eugénie, je vous en supplie, soyez bonne… Pardonnez !…
La voix sèche et glaciale d’Eugénie rétorquait :
— Pour la dernière fois, Léon Drapier, je vous dis ceci : vous avez fait à mon cœur la blessure la plus inguérissable qu’il soit possible de faire à un cœur comme le mien. Dussé-je vivre cent ans, je souffrirai toujours comme je souffre aujourd’hui.
« Il n’est pas de pardon possible entre nous, rien ne saurait vous arracher mon pardon !
— Eugénie !… Eugénie ! clamait désespérément Léon Drapier.
Mais c’était en vain ; sa femme venait de se retirer, elle refermait doucement la porte de la chambre dans laquelle le malheureux homme demeurait abasourdi.
Léon Drapier, se traînant sur le tapis, gémissant, sanglotant, écouta…
Le bruit des pas de sa femme allait en s’éloignant. Il entendit qu’elle parcourait la galerie.
— Ce n’est pas possible ! songeait-il, elle n’osera pas ! Elle va avoir un instant d’hésitation lorsqu’elle se trouvera sur le seuil de la porte, puis elle rebroussera chemin… Oh ! seulement qu’elle s’arrête une seconde, et je suis sûr de le reconquérir !
Mais au fur et à mesure qu’il écoutait, Léon Drapier sentait de grosses gouttes de sueur perler à son front.
— Mon Dieu ! balbutia-t-il, j’entends la porte qui s’ouvre… Elle se referme… Elle est partie !… Partie !… Mon Dieu ! mon Dieu !…
Rue de Vaugirard, tout à l’extrémité des fortifications, la foule, ce matin-là, était nombreuse, affairée.
La grande artère parisienne, une des plus longues de la ville, était parcourue en tous sens par des tramways électriques, des voitures de livraison, des voitures automobiles. Sur les trottoirs, les gens allaient et venaient, employés pressés de se rendre à leur travail, écoliers et gamines, musant le long des boutiques ; nullement désireux, semblait-il, d’être exacts au rendez-vous de l’instituteur.
Parmi cette foule populaire se glissait une femme, une dame, dont la tenue élégante, quoique peu voyante, attirait l’attention.
Dans ce quartier bien populaire, et surtout à une heure aussi matinale, on n’avait pas l’habitude de croiser des personnes aussi bien habillées.
Quelques ménagères, marchandes de quatre-saisons, qui bavardaient sur le trottoir, la désignaient du coin de l’œil :
— Quelque bourgeoise qui vient de faire la bombe ! disait-on.
Et, d’un geste expressif, l’une de ces femmes désignant le visage aux traits fatigués de la personne qui passait, ajoutait :
— Sûr que ç’en est une qui ne s’est pas couchée de la nuit !
La passante, toutefois, n’écoutait pas, elle ne remarquait point qu’elle était observée.
Elle suivait la rue de Vaugirard à pas précipités. Quelques instants auparavant, elle avait abandonné le taxi-automobile qui l’avait amenée jusque-là et, au frémissement nerveux de son pas, il semblait qu’elle était heureuse de marcher, d’agir.
Au bout de quelques instants, elle s’arrêtait à l’angle d’une rue privée.
La plaque d’émail bleue indiquait : « Impasse de Vaugirard, voie interdite aux véhicules ».
Sans la moindre hésitation, cette personne s’engageait dans cette impasse, longeait des murs mal entretenus, ravinés en maints endroits, couverts de mousse.
Cette personne connaissait certainement cette impasse, car, à un moment donné, elle traversait l’étroit passage et, s’arrêtant devant une petite porte noire et basse, sonnait puis attendait quelques instants.
La porte s’ouvrit, une vieille femme apparut.
— Dites-moi, interrogea aussitôt l’arrivante, je voudrais voir d’urgence sœur Sainte-Eudoxie ?
Le visage de la vieille femme qui ouvrait la porte exprima une soudaine inquiétude.
— Mon Dieu ! mon enfant, que dites-vous là ? Il ne faut jamais parler de sœur Sainte-Eudoxie !
La visiteuse s’excusait.
— Je vous demande pardon, ma mère, j’avais oublié, en effet, que vous êtes des persécutées !
La vieille femme hochait la tête en silence, puis, regardant attentivement la visiteuse à travers ses lunettes qu’elle venait d’ajuster, elle articula non sans une certaine surprise :
— Mais je ne me trompe pas ! C’est bien la petite Eugénie Drapier que j’ai devant moi ?
— C’est bien elle, en effet, et je vous reconnais, ma mère.
— Chut ! mon enfant, chut ! Taisez-vous ! On n’aurait qu’à nous entendre…
La vieille femme, alors, mystérieusement, faisait signe à la passante d’entrer.
C’était bien, en effet, Eugénie Drapier qui, trois quarts d’heure après avoir quitté son mari, était venue frapper à la porte de cette étrange maison où on la recevait si mystérieusement.
La vieille femme refermait prudemment le lourd battant de bois, puis Eugénie Drapier traversait un jardinet au fond duquel se trouvait une vaste maison aux apparences délabrées.
Il semblait qu’en maints endroits on avait tenté des réparations et que l’architecte ou le maçon s’était découragé à l’idée de l’importance des travaux qu’il faudrait faire pour remettre complètement en état ce vieil immeuble tout décrépi.
— Venez par ici, mon enfant, faisait la vieille femme, cependant qu’avec Eugénie Drapier elle s’approchait de la maison et lui désignait du geste la toiture.
— Voyez, lui dit-elle, à l’endroit où il y a cette grande tache de plâtre, nous avons dû démolir notre petit clocher, et surtout enlever la croix. De la sorte, souffla-t-elle à l’oreille de la jeune femme, la justice ignore que c’est l’ancien couvent de nos sœurs que nous avons racheté, elle ignore surtout que la supérieure de l’ordre des carmélites est revenue ici avec quelques-unes de ses filles les plus dévouées dont je fais partie…
— Je savais tout cela, ma mère, articula Eugénie Drapier, et c’est pour cela que je suis venue vous voir.
— Vous avez bien fait, mon enfant, mais il faut être prudente et ne jamais demander, lorsque vous frapperez à la porte, à voir la sœur Sainte-Eudoxie, car, si de méchantes gens étaient aux écoutes, on pourrait nous dénoncer, nous expulser encore !
Eugénie Drapier hochait la tête, et elle suivait la vieille religieuse défroquée. Elle pénétrait dans un parloir glacial de la grande maison au fond du jardin.
Eugénie Drapier demeurait quelques instants seule.
Certes, si elle avait eu le loisir d’observer à ce moment, elle se serait peut-être rendu compte que les précautions recommandées par la vieille religieuse étaient bien superflues.