— Oui, monsieur !
— Tu ne m’as pas réveillé !
— Monsieur avait l’air trop fatigué !…
— Mais, sapristi ! je ne t’ai pas chargé de me soigner ! je t’ai chargé de me réveiller !…
— Je ne dis pas le contraire !
— Il ne manquerait plus que cela !… Enfin, cela m’est égal ! Je te donne tes huit jours !
— Bien, monsieur.
— Cela n’a pas l’air de t’ennuyer ?
— Non, monsieur.
— Pourquoi cela, Jean ?
— Parce que c’est la six cent vingtième fois que monsieur me les donne sans résultats !…
Juve se réveillait et se réveillait de très bonne humeur. Il avait passé la nuit à étudier des dossiers, à prendre des notes, à écrire un long rapport.
Juve avait été fort ému par l’opération qu’il avait pratiquée la veille sur la personne du malheureux Léon Drapier.
Juve avait beaucoup réfléchi depuis cette arrestation, énormément compulsé de dossiers, et lorsque, à sept heures du matin, le vieux Jean était arrivé à l’appartement, il avait trouvé le policier encore installé à sa table de travail, devant sa lampe allumée, et ne se doutait nullement de l’heure qu’il était.
— Monsieur ne s’est pas couché ? s’était exclamé Jean.
— Non, avait riposté Juve, mais monsieur se couche !
Le policier passait en effet dans sa chambre, allant s’étendre sur son lit et ordonnant à son domestique de le réveiller sans faute à midi.
Or Juve avait dormi de si longues heures, il avait si bel et bien ronflé que le fidèle domestique ne s’était pas senti le courage de réveiller son maître.
Jean, aussi bien, était furieux depuis quelques jours. L’existence du policier qu’il servait depuis vingt ans avec un dévouement scrupuleux lui apparaissait, en effet, véritablement désorganisée. Juve, qui avait toujours mené une vie extraordinaire, disparaissant des quinze jours entiers puis revenant à l’improviste pour repartir aussitôt, Juve, qui ne déjeunait jamais à heure fixe et dînait chez lui peut-être une fois par mois, avait scandalisé son valet de chambre de la façon la plus simple.
Il avait un jour exprimé le désir de manger du gigot, Jean avait fait cuire ce gigot, et Juve n’avait pas reparu à son domicile trois jours durant !
Jean ne pardonnait pas cela à son maître. Jean, qui avait mangé le gigot et l’avait trouvé excellent, avait adressé des reproches à Juve. Juve les avait écoutés en souriant, mais avait mis au comble l’exaspération du domestique en lui rétorquant, ce qui était une pure calomnie, qu’il n’était pas venu manger le gigot parce que ce gigot devait être coriace !
— Tout cela, ça n’est pas clair, pensait Jean. Sûrement que monsieur est encore enfoncé dans une affaire qui lui causera des désagréments !
Comme Jean avait pour Juve une affection sincère, un dévouement de caniche, Jean s’était juré de faire rentrer monsieur dans l’ordre, c’est-à-dire de lui imposer des heures fixes pour dormir, des heures fixes pour déjeuner et pour dîner.
Jean n’était naturellement pas arrivé à convaincre Juve de la nécessité qu’il y avait de mener une vie rangée. Toutefois, Jean prenait désormais sur lui de forcer le policier à dormir. C’est pourquoi, trouvant que son maître avait besoin de repos, le valet de chambre s’était bien gardé d’éveiller Juve à midi. Il l’avait laissé continuer son somme jusqu’à six heures du soir, heure à laquelle Juve s’éveillait tout naturellement.
Le premier mouvement du policier avait d’abord été un mouvement de colère. Il avait sonné Jean, il l’avait mis à la porte. Par bonheur, Jean n’attachait à la chose aucune importance. Ainsi qu’il le disait à Juve sans s’émouvoir, il avait déjà reçu plus de six cents fois son congé ! Il savait, dans ces conditions, ce que parler voulait dire et ne tenait aucun compte de la colère du chef.
— Animal ! bougonna le policier. Tu m’as fait rater ma journée !…
À ce moment, Jean cligna des yeux, prit un visage souriant :
— Monsieur ne m’en voudra certainement pas ! déclara-t-il. Et d’abord monsieur aura une surprise !
— Une surprise ? Quand ? Laquelle ?
— Monsieur aura une surprise à dîner !
Juve reprit son air sérieux.
— Jean, déclarait-il, si tu ne me réponds pas à la minute, je ne te ficherai pas à la porte, parce que tu t’en moques absolument. Je te flanquerai bel et bien une tripotée dont tu te souviendras ! Quelle est ta surprise ?
— Monsieur, répondit Jean, j’ai fait un gigot pour ce soir… Monsieur fera un bon dîner.
— Non, dit Juve, car je ne dînerai pas ici !
Et, de fait, malgré les supplications du dévoué valet de chambre qui pleurait presque à la pensée qu’un second gigot allait se perdre sans avoir eu les honneurs de paraître sur la table de Juve, le policier se levait, s’habillait.
Juve n’était jamais long à faire sa toilette, mais ce jour-là, cependant, il y apportait un soin extrême. Juve se rasait précautionneusement, choisissait un complet qui avait bonne élégance, enfilait un pantalon dont le pli était impeccable.
— Jouons la difficulté, se disait-il. Il s’agit d’impressionner ces lascars !
Quarante minutes après, Juve était habillé. Il consentait alors, pour ne point trop fâcher le vieux Jean, à dîner rapidement. Juve, toutefois, ne savourait pas le fameux gigot que le valet de chambre apportait sur la table avec un air de triomphe.
Juve était visiblement préoccupé, anxieux ou inquiet même.
— Il s’agit maintenant, murmurait-il, de jouer serré ! J’ai perdu un jour, mais cela n’a pas d’importance !
À la dernière bouchée, Juve, ayant avalé son café brûlant et pris un cigare, quitta la rue Tardieu.
Où allait-il donc ?
À coup sûr, Juve partait en expédition. Il partait même en expédition périlleuse, car il avait soigneusement vérifié le magasin de son browning et glissé des cartouches neuves dans cette arme fidèle.
Au bas de la rue Tardieu, Juve arrêta un taxi-auto :
— Menez-moi, commanda-t-il, au pont des Arts.
Une fois arrivé là, Juve quittait sa voiture et traversait la Seine. Le policier, quelque temps, flâna sur les quais, fumant toujours, paraissant attendre quelque chose ou quelqu’un. Juve, à ce moment, tout bonnement, attendait que la nuit se fût faite obscure, que les quais fussent entièrement déserts. C’était seulement lorsqu’on commençait à ne plus voir clair, lorsqu’il devenait impossible de distinguer du parapet des trottoirs, l’extrémité des berges, que Juve se hasardait à y descendre.
Mais où allait donc le policier ?
Juve, tout bonnement, retournait à l’Enfer. Il lui fallait, en vérité, une dose d’audace extraordinaire pour affronter ainsi à nouveau les Grouilleurs !
Mais ce n’était pas l’audace qui manquait à Juve.
Le policier, d’ailleurs, n’avait-il pas quelque raison secrète pour agir ainsi ?
Juve n’était cependant pas homme à se risquer au hasard. Il n’était point homme non plus à reculer devant une tentative qui pouvait avoir des résultats profitables.
Juve, comme s’il eût fait la manœuvre la plus simple et la plus ordinaire du monde, s’avança jusqu’au bord de la berge.
À nouveau, il se laissa glisser au-dessus du fleuve, à nouveau il heurta du pied les vantaux de la porte.
Et la scène classique recommença.
— Qui c’est qu’est là ? répondait une voix à l’intérieur. Il n’y a plus une place, c’est complet !
— Complet à l’intérieur, c’est possible, répondit Juve, mais à l’impériale, c’est à volonté !
La porte de l’Enfer tourna, puis se referma sur Juve, qui pénétrait dans le repaire.
Une exclamation stupéfiée l’accueillit :
— Job Askings !… Comment ! c’est toi !
— C’est moi, dit Juve de son ton de voix tranquille. Est-ce que vous ne m’attendiez pas ?