Le chef dit, baissant la voix :
— Je voudrais te parler, mais te parler seul à seul. Ici, mes compagnons nous écoutent. Veux-tu venir ?
Le vieillard faisait un pas vers le fond du souterrain. Juve tressaillit plus encore.
— Ah çà, il veut m’entraîner !… Est-ce que, par hasard… ?
Et Juve songea qu’il était peut-être victime d’une extraordinaire et savante comédie.
Qui prouvait que les Grouilleurs, en effet, n’avaient pas été prévenus par Fantômas ?
Qui prouvait qu’ils n’avaient pas vérifié le contenu de l’enveloppe bourrée de papiers quelconques ?
Peut-être l’avait-on bien reçu pour endormir sa méfiance !…
Peut-être le chef inventait-il le prétexte d’une confidence tout simplement pour mieux endormir encore ses soupçons, le conduire au fond de la caverne, et là, certain qu’il ne pourrait se défendre, certain que ses cris et ses appels ne pourraient être entendus, le faire égorger, le faire abattre comme un chien !…
Juve, en un instant, songea à tout cela. Il rougit cependant de honte.
— Mon Dieu, pensa Juve, ces pensées qui me viennent à l’esprit ne sont guère dignes de moi !… Les Grouilleurs, après tout, ont été fort honnêtes à mon égard, je n’ai pas le droit de les accuser de bassesse.
Et, réellement victime d’un point d’honneur que son intelligence condamnait, Juve accepta.
— Je te suivrai où tu voudras, chef. Allons causer où bon te semblera !
— Viens, Job Askings ! dit le vieillard.
Les deux hommes longèrent l’égout, le vieillard guidait Juve et menait le policier à une sorte de renforcement qui avait toutes les apparences d’un cachot.
— Allons ! je suis joué ! pensa Juve.
Et le policier songeait que son browning comportait tout juste six balles, que lorsqu’il aurait tiré ces six coups il serait désarmé, à la merci de ceux qui allaient se jeter sur lui…
Or le chef, entré dans la pièce derrière le faux Job Askings, ne faisait nul mouvement inquiétant. Alors que Juve s’attendait à le voir brusquement appeler, alors qu’il se préparait à voir surgir une bande de Grouilleurs prêts à faire bon marché de sa vie, Juve voyait au contraire le vieillard frémir, joindre les mains dans un geste de supplication.
— Je suis pauvre, déclarait le chef des Grouilleurs ! Je suis très pauvre, Job Askings, et ce que je vais te demander, c’est la richesse…
— Parle ! répéta Juve.
Mais cette fois encore le policier s’inquiétait.
Il se rappelait parfaitement qu’il avait annoncé aux Grouilleurs qu’il avait du « pèze », qu’il y avait cinquante mille francs dans l’enveloppe qu’il leur avait confiée. Sans doute, on allait lui demander quelque argent !…
Et Juve, qui possédait tout juste quelques billets de cent francs sur lui, songea encore une fois qu’il allait être pris de court.
Le chef des Grouilleurs pourtant, ne semblait nullement songer à demander l’aumône.
Il continuait d’une voix basse et d’une voix fière aussi :
— C’est bien la richesse que je vais te demander ! Job Askings ! je ne vais pas te la demander pour moi, je vais te la demander pour mon fils. Tu m’écoutes ?
— Je t’écoute ! dit Juve.
Le chef des Grouilleurs reprit :
— Je sais, Job Askings, que tu es en Angleterre le plus grand des pickpockets. On t’appelle le Roi des voleurs, comme on appelle Fantômas le Roi du crime. Il n’est rien de difficile pour toi, il n’est rien qui soit trop délicat pour ton audace. Tu peux tout ! Tu réussis tout ce qu’il te plaît d’entreprendre… Eh bien, Job Askings, voilà ce que je veux te supplier de m’accorder : mon fils est courageux, adroit, pourtant, il ne saurait prétendre à t’égaler, même de loin. Veux-tu être son maître ? Veux-tu lui donner des leçons ? Veux-tu lui apprendre ta manière ?… Veux-tu être son chef ?
Et certes, à cet instant, Juve pensait à la fois éclater de rire et crier de stupéfaction.
Ah ! vraiment, la requête qu’on lui adressait à lui, Juve, qui était le roi des policiers, était plus qu’extraordinaire !
On lui demandait de dresser un voleur !… On le suppliait d’apprendre à un novice quelques-unes des façons ingénieuses dont il convient d’opérer pour dépouiller les passants !…
— Sang et tonnerre ! grommela Juve, comme ce pauvre vieux bonhomme place drôlement sa confiance !…
Cela le faisait sourire, mais cela l’inquiétait aussi pourtant.
Juve prit une seconde pour réfléchir avant de répondre.
— Voyons, se dit le policier, quel parti dois-je prendre ? Que dois-je faire ? accepter ou refuser ?
Juve, passant ces deux hypothèses en revue, se rendait compte qu’elles ne lui étaient favorables ni l’une ni l’autre.
Si par aventure Juve refusait de donner des leçons qu’on le sollicitait d’accorder, il risquait de perdre tout crédit chez les Grouilleurs, et ce crédit pouvait lui être utile.
Si, d’autre part, il acceptait de donner ces leçons, les pires événements pouvaient survenir.
— Fichue histoire ! grogna Juve. Du diable si je sais que dire !… D’autant que si j’accepte, ces animaux-là vont certainement se rendre compte qu’ils sont beaucoup plus habiles que moi !… Je ne sais pas voler, que diable !… Ils découvriront donc que je ne suis pas Job Askings !
Juve, à la vérité, lorsque Bouzille l’avait conduit la première fois à l’Enfer, lorsque l’idée lui était venue de se faire passer pour Job Askings, avait bien eu l’audace de commettre devant les Grouilleurs un premier vol, il avait dépouillé le chef de ses armes. Mais lorsque Juve avait agi ainsi, c’était à l’improviste ; on n’épiait pas ses gestes. Les choses, de plus, s’étaient présentées de façon assez facile.
Désormais, tout au contraire, il était évident qu’il allait lui falloir être d’une habileté consommée pour duper ceux qui prétendaient être ses élèves.
Juve, qui se souvenait en effet du père Grelot, l’ingénieux professeur de vol que Fandor avait quelque temps fréquenté, songeait qu’il est fort difficile d’enseigner l’art de dépouiller son prochain. Sa maladresse pouvait éclater, devait éclater même. Devait-il en courir le risque ?
Juve hésitait, mais n’hésitait pas longtemps.
Il y a des moments dans la vie où la pensée se trouve douée d’une activité formidable et quelque peu prodigieuse.
Alors les événements les plus complexes, les raisonnements les plus délicats s’évoquent avec une rapidité folle.
Juve vivait une de ces heures où il faut et où l’on peut penser vite.
Tandis que le chef des Grouilleurs attendait sa décision avec une anxiété qui n’était pas feinte, car le misérable estimait que son fils, dressé par le Roi des voleurs, arriverait rapidement à la fortune, Juve réfléchit, calcula, songea.
Et certainement le policier inventait alors quelque chose d’extraordinaire, de stupéfiant.
À mi-voix, suivant son habitude, Juve grommelait en effet :
— Donner une leçon de vol, mon Dieu, j’en suis incapable !… En prendre une, tout au contraire, cela pourrait m’être fort utile !… D’autant plus que, demain, je pourrais bien avoir besoin de savoir voler !
Elles était étranges, ces paroles, elles étaient énigmatiques. Elles marquaient cependant ce qui allait être de la part de Juve une décision irrévocable.
— Fais venir ton fils ! ordonna le policier. Je ne sais si je pourrai me charger de le dresser !… Je ne pourrai le faire qu’à condition qu’il me paraisse réellement habile, réellement adroit, réellement doué… Je veux l’interroger, je veux le faire travailler devant moi, ensuite je saurai quoi te répondre !
Une heure plus tard, Juve, souriant, fort gai, prenait congé des Grouilleurs.
Il s’était longuement entretenu avec le fils du chef. Il avait, comme il le disait, fait travailler le jeune homme devant lui. Juve avait contraint son soi-disant élève à lui montrer comment il s’y prenait pour fouiller dans les différentes poches d’un passant quelconque. Juve n’avait hasardé aucune critique, aucun éloge.