— Vous avez fait des déclarations formelles à cet égard, vous avez signé deux procès-verbaux bien nets et bien précis, de votre nom, de votre titre de directeur de la Monnaie, de votre grade d’officier de la Légion d’honneur, procès-verbaux dans lesquels vous aviez affirmé avoir passé chez vous la nuit à l’issue de laquelle s’est produit le crime…
— J’ai signé cela, en effet, fit Léon Drapier, qui visiblement pâlissait.
— C’est donc que c’est la vérité ? insista Juve.
Après un instant de silence, Léon Drapier articula en hésitant :
— C’est bien la vérité !
— Merci, monsieur !
— Au revoir, monsieur !
Quelques instants après, Juve descendait l’escalier.
Le policier paraissait fort joyeux.
— Elle se présente de façon bizarre, cette affaire, songeait-il, tandis qu’en réalité elle est fort simple !
« Voyons, j’imagine que cet homme ne tardera pas à dire la vérité. J’ai déjà sa confiance, il ne me ment plus qu’à moitié. Et encore, par pudeur… parce qu’il est gêné d’avouer qu’il a fait un mensonge…
« Tout va bien !
VI
Maîtresse infidèle
Paulette de Valmondois téléphonait.
— Bien sûr, mon gros chéri, que ça me fera plaisir de te voir… mais oui, très plaisir !… Tu le sais bien, grande bête ! Seulement voilà… comprends donc… Faut surtout pas t’amener avant cinq heures ce soir… Tu me demandes pourquoi ?… Ah ! par exemple, ça c’est pas ordinaire !…
Si l’interlocuteur, à l’autre bout du fil, avait pu voir Paulette à ce moment, il aurait remarqué que la jolie fille esquissait un geste instinctif d’ignorance absolue.
Mais l’interlocuteur, le « gros chéri », ne pouvait qu’entendre ce que lui disait son interlocutrice.
Or, Paulette venait de trouver une explication plausible au délai qu’elle sollicitait à l’heure qu’elle imposait au « gros chéri ».
— C’est rapport à mon père, dit-elle, tu sais bien que c’est son jour, le mardi, qu’il vient me voir tous les mardis, et si jamais papa te rencontrait, ça ferait une histoire épouvantable… Oui, c’est entendu, tu seras gentil, tu ne viendras qu’à cinq heures… Je t’embrasse de tout mon cœur… Tiens, là ! sur le cornet du téléphone ! Je t’envoie mes baisers par le fil… Il ne faut pas plaisanter ? Ce sont des choses graves que tu as à me dire ? C’est toujours des choses graves !… Allô, allô, allons bon ! c’est coupé !…
Paulette Valmondois raccrochait le récepteur, l’appareil était posé sur la table de la petite salle à manger où se trouvait la demi-mondaine qui déjeunait en tête à tête avec sa bonne.
Celle-ci, une petite Normande aux yeux tout ronds, avait écouté avec la plus grande attention l’entretien de sa patronne au téléphone, elle s’en arrêtait de manger.
— Eh bien ? interrogea Paulette, qu’est-ce que t’attends, Frise-à-plat, pour finir le saucisson ?
La bonne, une toute jeune gamine, piquait dans le plat deux rondelles de cervelas, puis naïvement, après les avoir fourrées dans sa bouche, elle articula :
— Pourquoi c’est t’y que vous lui avions dit de ne point venir avant cinq heures… puisque vous n’avez rien à faire, sauf votre respect, que de vous regarder dans une glace tout l’après-midi ?
Paulette jeta un regard de mépris sur la bonne.
— T’es gourde, Fleur-de-Vice ! fit-elle ; tu n’as pas pour deux sous de raison… Penses-tu que je vais m’appuyer cet homme-là tout l’après-midi !… Tu crois qu’il est rigolo ?… Perpétuellement il a le trac d’être découvert par sa femme, toujours il me raconte que si sa famille était au courant ça ferait des histoires à n’en plus finir… Ah non ! de cinq à sept ça suffit !… Et puis d’abord c’est l’heure des adultères, et comme il est marié, ça lui va comme un gant !
La jeune bonne, qui avait fini le saucisson, reprit avec entêtement :
— N’empêche que c’est M. Léon Drapier, un bien digne homme autant que je pouvions le savoir par les pourboires qu’il me donne, qui paie tout chez vous !
— Ça c’est vrai, la Normande, le loyer, les meubles et le reste. Sans compter la couturière, ajoutait Paulette de Valmondois, qui éclatait de rire puis ajoutait : Tête-de-Pomme, va-t-en chercher les côtelettes !
La jeune bonne obéissait, revenait quelques instants après dans la salle à manger avec deux côtelettes à demi calcinées.
Les deux femmes en prenaient chacune une, et Paulette, sans rien dire, grattait consciencieusement toute la partie de la viande qui était transformée en charbon.
— Eh ben ? qu’est-ce que t’attends, interrogea-t-elle, Cordon-bleu à la manque, pour bouffer ?
Le cordon-bleu, ou soi-disant tel, déclara :
— C’est tout de même une drôle de place chez vous ; si on m’avait dit comme ça, quand j’ai quitté le pays, que je serais en place chez une patronne qui me fait manger à sa table, et qui m’envoie me promener pendant tout l’après-midi, j’aurions dit que c’était des menteries… et pourtant, c’est ben vrai tout de même !…
Paulette de Valmondois éclata de rire.
Et, imitant l’accent de la Normande, elle reprenait :
— C’est ben vrai tout de même ! Ah ! Fleur-de-Gourde, on voit que tu débarques de ton patelin ; n’empêche que tu vas te dessaler bientôt.
« Vois-tu, moi, quand je suis arrivée de la Bourgogne, c’est pas pour dire, mais j’étais aussi moule que toi. Mais ça n’a pas duré, je sais y faire, et je connais mon métier !…
— Tout de même, fit la Normande d’un air offusqué, c’est pas un métier qui convient à tout le monde d’être une demi-mondaine, il faut en avoir des mauvais instincts.
Subitement, Paulette de Valmondois devint toute rouge.
— Imbécile ! criait-elle, si c’était pas que j’ai pitié de ta bêtise je t’enverrais une carafe en travers de la gueule pour t’apprendre à causer ! Des mauvais instincts !… C’est encore des boniments que t’as entendu dire dans la loge ?…
La Normande, terrifiée, s’excusait :
— Sûr que c’est pas moi qui ai trouvé ça ! C’est la concierge qui dit comme ça qu’à force de recevoir toutes sortes d’hommes chez vous, vous finirez par être damnée !…
— Une imbécile aussi, la concierge ! gronda Paulette. Elle peut toujours chiner, elle prend bien la galette des hommes qui viennent me voir… quand ils lui donnent un pourboire. Et pour ce qui est d’avoir du vice, ma petite, apprends-le, je m’en fiche pas mal de tout le truc et de la suite !… Seulement, voilà : on ne choisit pas ! Tu verras cela plus tard, quand tu seras dégourdie. Il t’arrivera ce qui m’est arrivé et ce qui est arrivé à bien d’autres ; on vient à Paris pour gagner sa vie proprement, on trouve un amoureux qui vous a eu au boniment, qui vous plaque avec un gosse, on est chassée de partout et il faut pourtant que le petiot vive, qu’on paye ses mois de nourrice… Alors, on cherche du travail dans son métier, et comme on a un métier de crève-la-faim on se met la ceinture, jusqu’à ce qu’on rencontre dans la rue, ou ailleurs, un homme plus ou moins riche qui vous fait des propositions. On les accepte, il n’y a que le premier pas qui coûte. Allez ! c’est pesé, vendu, il n’y a qu’une mondaine de plus sur le pavé de Paris ! Ces choses-là arrivent tous les jours, ça n’a pas plus d’importance que cela… Seulement, lorsqu’on y réfléchit ou qu’une imbécile de bonne comme toi vient vous le rappeler, alors ça vous fait monter l’eau salée sous les châsses et le rouge qu’on se met aux lèvres vous rapplique sur le front !