Par les soupiraux des cuisines, placées au sous-sol, des colloques s’engageaient entre des gentilles femmes de chambre et des mécaniciens, ou alors parfois c’était la cuisinière qui, furtivement sortie, venait conférer à voix basse avec le maître d’hôtel d’un immeuble voisin…
Firmain descendit la rue de l’Université, puis, par le boulevard Saint-Germain, gagna les quais.
Il affectait une démarche nonchalante, toutefois il semblait vouloir avancer assez vite. Étant arrivé à l’entrée du pont de la Concorde, il obliqua brusquement sur la droite, longea la berge de la Seine, assez élevée à cet endroit au-dessus du niveau du fleuve, puis, par un petit escalier métallique, descendit au bord de l’eau.
Il faisait très sombre, à cet endroit. Mais Firmain paraissait connaître à merveille cette berge de la Seine cependant encombrée de matériaux, de grosses pierres et de cahutes en planches réservées aux agents de la navigation.
Il alla se dissimuler derrière l’une d’elles et attendit en fumant une cigarette.
Pour un garçon qui arrivait de province, Firmain semblait bien au courant des détails de Paris !
Sur le quai au-dessus de lui passaient à intervalles irréguliers des tramways électriques. On entendait le bruit de leurs timbres aigus retentir dans le silence de la nuit…
Or, à un moment donné, Firmain, qui prêtait l’oreille, laissa échapper une exclamation.
— Ça y est, voilà la roulante de Rosny-sous-Bois !
Il avait reconnu – au coup de timbre – le tramway venant de cette localité.
Dès lors il sortit de derrière sa cachette, revint dans la direction de l’escalier métallique qui accédait à la berge.
Puis il attendit un homme qui précisément à ce moment le descendait et, lorsque ce personnage fut arrivé à quelques pas de lui, Firmain, touchant du doigt sa casquette, articula ces simples mots :
— Salaud ! salut !
Le nouveau venu rétorquait alors :
— Salut ! salaud !
Et après cet échange de propos qui, évidemment, constituait un signal et un moyen de se reconnaître, les deux hommes s’écartèrent de l’escalier et descendirent le long du quai, fort étroit, jusqu’au bord de la Seine.
Le personnage qui était venu rejoindre Firmain était un solide gaillard aux épaules carrées. Son visage paraissait rasé, il était toutefois difficile d’en apercevoir les traits, car le col de son manteau était relevé jusqu’au dessus de ses oreilles et son chapeau mou à large bord abaissé sur ses yeux.
— Alors, interrogea-t-il à brûle-pourpoint, m’as-tu fait le plan de la tôle ?
Pour toute réponse Firmain sortait de sa poche un papier sur lequel figurait, dessinée à la hâte, mais avec exactitude, la répartition exacte d’un appartement, avec de gros traits bleus figurant les portes et les fenêtres.
À la lueur d’un bec de gaz, placé au-dessus d’eux sur le quai, les deux hommes examinèrent ce plan.
L’homme au visage dissimulé demanda à Firmain :
— Où c’est que pieute la patronne ?
— Dans la carrée au fond du couloir…
— Et le singe ?
— Dans la tôle à côté du bureau !
— T’as les clés ?
— Probable ! Ne suis-je pas le domestique ? Alors, par conséquent, j’ai la confiance !
L’homme au visage dissimulé hocha la tête. Pendant quelques instants il demeura silencieux, puis il proféra :
— Eh bien, mon vieux, dès lors, on n’a plus rien à se dire. Ah ! si ! tout de même… Donne-moi une de tes clés… celle de l’escalier principal… et tu garderas celle de l’escalier de service, c’est plus naturel !
— Mais, interrogea Firmain, en hésitant, pour quand c’est-y ? Pour ce soir ou plus tard ?
L’homme rétorqua :
— T’occupe pas, tiens-toi prêt… Le plus tôt sera le mieux !
Les deux hommes alors se séparaient et, tandis que Firmain revenait rue de l’Université, son interlocuteur, pour n’avoir point l’air de le suivre, regagnait le pont de la Concorde et regardait attentivement couler l’eau noire dans la nuit…
À peu près à la même heure, Léon Drapier téléphonait.
Sans doute avait-il obtenu la communication qu’il avait demandée avant le dîner et qui paraissait tant lui tenir à cœur, car il souriait désormais, faisait des grâces devant l’appareil.
Lorsqu’il eut raccroché le récepteur, son visage était rayonnant.
Puis, soudain, ses traits s’assombrirent :
— Ah ! sapristi ! fit-il, j’ai oublié de donner des instructions à ce nouveau domestique au sujet de… précisément…
M. Léon Drapier se promena de long en large dans son cabinet.
— C’est embêtant, songeait-il, je n’aime pas quand c’est ma femme qui engage un valet de chambre… Il est évident que celui-ci me paraît fort bien… beaucoup trop bien, peut-être… Qu’est-ce qui lui a pris, à Eugénie, d’engager ce garçon-là ?… J’ai essayé de lui faire peur en lui disant que cet homme avait un mauvais regard, elle qui est si peureuse à l’ordinaire n’a pas eu l’air de s’en émotionner.
Léon Drapier, qui venait d’ouvrir un tiroir, paraissait de plus en plus soucieux.
— Il n’y a pas à dire… quelqu’un a fouillé dans mon bureau. Ce désordre n’existait pas hier. Est-ce que, par hasard, Eugénie se douterait de quelque chose ? Non ! pourtant, c’est impossible ! Et cependant…
Léon Drapier se promenait encore, il avait l’air de plus en plus agacé.
— Ça c’est vu… ça c’est vu, ces choses-là… J’ai une femme qui est capable de faire un coup pareil… et puis pour se renseigner, savoir ce qu’elle veut savoir, elle n’hésiterait pas à aller jusqu’à introduire un espion chez moi… Oh ! si jamais cela était, par exemple !… Je me montrerais tel que je suis ! Et c’est extraordinaire… J’en ai le pressentiment. Ce Firmain n’a pas une tête de domestique… Mais là, pas le moins du monde… Si c’était un espion ? un agent de police ? un mouchard ?…
II
Un mensonge grave…
Eugénie Drapier s’était couchée, ce soir-là, un peu plus tard qu’à l’ordinaire.
Minuit avait sonné depuis vingt minutes environ lorsqu’elle se mettait au lit. Non seulement en bonne maîtres se de maison elle avait été surveiller les rangements effectués par son nouveau domestique, s’assurer que l’argenterie était au complet, mais encore Eugénie Drapier avait cru bon, une fois le personnel parti, de veiller plus minutieusement encore qu’à l’ordinaire à toutes les fermetures de la maison.
Elle avait vérifié les persiennes, les verrous de la cuisine, comme ceux de la porte d’entrée.
Sachant son mari dans son cabinet de travail et certaine qu’il ne viendrait pas se moquer d’elle, l’épouse du haut fonctionnaire n’avait pas dédaigné de s’agenouiller dans la salle à manger et dans le salon pour regarder sous les meubles afin de s’assurer qu’ils ne dissimulaient personne de caché !
Le balcon et les grands rideaux, que l’on tirait sur les fenêtres du salon, avaient été l’objet également d’une visite minutieuse et spéciale.
C’était là, en effet, dans l’esprit de M me Drapier, que se cacheraient assurément les cambrioleurs… si d’aventure ceux-ci s’avisaient de venir dévaliser l’appartement !