Certes, M me Drapier savait que son mari, qui n’était guère tendre pour elle, allait la recevoir fort mal et lui faire de sévères observations si elle le réveillait inutilement, néanmoins elle avait tellement d’émotion, elle était si certaine d’avoir entendu quelque chose, qu’elle résolut de passer outre et d’affronter la colère maritale.
Elle tourna le bouton de la porte, entra dans la chambre, alluma l’électricité, et demeura stupéfaite.
La pièce était vide, la couverture prête, mais le lit pas défait.
M me Drapier était si étonnée qu’elle ne trouva rien à penser au premier abord.
Comment ! son mari n’était pas là ?…
Il lui semblait pourtant qu’il ne devait pas sortir !
— J’ai mal compris sans doute, pensa la malheureuse femme ; il a dû me dire hier soir qu’il allait au cercle comme cela lui arrive quelquefois, mais il prétend qu’il est toujours rentré à minuit… Peut-être a-t-il été retenu, je crois qu’il y avait une soirée de gala…
Brusquement M me Drapier devint livide.
— Mais alors, pensa-t-elle, je suis seule dans l’appartement !
Elle n’osait plus faire un pas, avancer, ni reculer.
Elle écoutait encore, et désormais c’était le silence absolu. Même du dehors on ne percevait aucun bruit.
À un moment donné, cependant, le tintamarre d’une charrette de laitier qui passait dans la rue la rassura.
Elle eut l’impression que Paris s’éveillait, elle se sentit moins seule, moins isolée, elle reprenait un peu courage.
Certes, pour rien au monde elle ne serait allée dans les pièces obscures et encombrées de meubles voir s’il s’était passé quelque chose, à aucun prix elle ne se serait aventurée derrière les rideaux du salon ou sur le balcon…
Son mari était sorti… Elle voyait désormais que son manteau, que son chapeau n’étaient point là ; il n’était pas encore rentré… Qu’est-ce que cela signifiait ?
La fraîcheur de la nuit la fit frissonner, elle pensa :
— Je vais m’enrhumer.
Elle mit frileusement son peignoir sur sa gorge, puis rebroussa chemin.
En bonne ménagère qu’elle était, elle éteignit la lumière allumée dans la chambre de son mari, puis avec une raideur d’automate, sans tourner la tête, elle suivit la galerie jusqu’à sa chambre.
Instinctivement, elle s’enfermait alors à double tour dans celle-ci, constatait avec joie que vingt minutes s’étaient écoulées, lorsque, tout d’un coup, son cœur s’arrêta de battre, son sang se figea dans ses veines.
Cette fois, elle était bien sûre de ne pas se tromper ! Elle était parfaitement éveillée, car elle venait d’entendre, de la façon la plus nette, quelqu’un marcher dans la galerie !
Ce quelqu’un ne dissimulait point le bruit de ses pas, il avait presque couru, sans souci du bruit qu’il faisait.
M me Drapier écarta les bras, battit l’air de ses mains tremblantes, puis elle tomba à la renverse, au pied de son lit, perdant connaissance…
Lorsqu’elle ouvrit les yeux, il faisait grand jour.
M me Drapier éprouvait un violent mal de tête, et, presque sans se rendre compte de ce qu’elle faisait, à demi assoupie, elle alla se jeter sur son lit, éprouvant de violentes courbatures aux jambes et aux reins.
Elle eut l’impression qu’elle s’endormait comme une masse, puis elle ouvrit les yeux, s’imaginant s’être reposée une nuit entière, alors qu’elle avait dormi cinq minutes seulement.
Au fur et à mesure qu’elle s’éveillait pour de bon, M me Drapier sentit revenir à son esprit le souvenir de ce qui s’était passé à cinq heures du matin.
Elle ne savait plus très bien ce qu’il y avait de faux et de vrai dans la promenade qu’elle était allée faire à travers l’appartement.
Était-ce exact qu’elle s’était levée, qu’elle était allée chercher son mari qui ne se trouvait pas dans sa chambre ?
Ou alors avait-elle simplement rêvé les pénibles moments d’un atroce cauchemar ?
Cette fois, M me Drapier sonna.
Au bout de quelques instants, on frappa à sa porte.
— Entrez, dit-elle sans bouger de son lit.
Mais la voix de Caroline la cuisinière retentit.
— Mais je ne peux pas entrer ! Madame s’est enfermée !
À ces mots, la mémoire lui revint…
Elle n’avait pas l’habitude de s’enfermer à clé, elle se souvenait désormais parfaitement avoir donné deux tours de clé lorsqu’elle était revenue du fond de la galerie.
Elle n’avait donc pas rêvé, mais vécu cette heure tragique…
Mais alors, s’il était exact qu’elle s’était levée, les bruits qu’elle avait entendus étaient véritables ?
M me Drapier quitta son lit en hâte, alla ouvrir à la cuisinière.
Celle-ci entrait, tirait les rideaux. Lorsque la lumière du jour pénétra dans la pièce, Caroline poussa un cri d’épouvante.
— Mon Dieu, fit-elle, qu’est-il donc arrivé à madame ?
Et avant qu’Eugénie Drapier ait eu le temps de répondre, la cuisinière poursuivit, exprimant naïvement sa pensée :
— Madame a l’air d’avoir vieilli de dix ans dans la nuit !
Peu importait à Eugénie Drapier ce commentaire.
Elle interrogea :
— Ne s’est-il rien passé ? N’avez-vous rien remarqué d’anormal dans l’appartement ?
— Non, fit la cuisinière interloquée, d’ailleurs j’arrivais à l’instant dans la cuisine, lorsque madame m’a sonnée.
Eugénie Drapier se leva.
— Venez avec moi ! venez voir !…
Désormais les deux femmes, se suivant l’une l’autre, visitaient le salon, le fumoir, la salle à manger, M me Drapier évitait exprès de pénétrer dans la chambre de son mari avec la cuisinière, elle ne voulait pas que celle-ci s’aperçût que M. Drapier avait découché.
M me Drapier renvoya Caroline à la cuisine.
— Où est Firmain ? demanda-t-elle.
— Pas encore descendu, madame !
— Quelle heure est-il donc ?
— Sept heures, sept heures dix, peut-être.
— Allez le chercher !
Caroline s’exécutait.
M me Drapier pénétra alors chez son mari. L’ordre régnait toujours dans la pièce, le lit était intact, par dignité M me Drapier donna quelques coups de poing dans l’oreiller, ramena les couvertures, jeta la chemise de nuit de son mari sur le dos d’un fauteuil puis, entendant revenir Caroline, elle regagna la galerie.
— Eh bien ? demanda-t-elle.
— Eh bien, fit la cuisinière, je reviens du septième, j’ai appelé Firmain dans le couloir, il n’a pas répondu ! Il est vrai que je ne sais pas très bien où est sa chambre, madame sait que je ne fréquente pas beaucoup les autres domestiques et que je connais juste le chemin pour gagner ma mansarde, ce que je fais toujours sans m’occuper des autres !
— C’est curieux ! pensa M me Drapier, que ce domestique ne soit pas en bas, à sept heures et quart… Je lui avais pourtant bien dit hier, de commencer ses appartements à sept heures précises !
Tout d’un coup elle poussa un cri rauque, elle manqua défaillir, la cuisinière la retint.