— Qu’avez-vous, madame ?
Mais Eugénie Drapier ne répondit point. Une affreuse pensée venait de traverser son esprit, elle éprouvait un effroyable remords de ne l’avoir point eue au préalable !
Comment, par suite de sa peur stupide, elle n’était pas allée au fond des choses, elle avait évité de se rendre compte… de savoir ce qui s’était passé… or, voici que tout d’un coup, lumineusement, elle entrevoyait un drame épouvantable !
Son mari n’était pas là, pas rentré ! Hélas, peut-être n’était-il même pas sorti !
Quant à ce Firmain qui avait disparu, cet homme qu’elle ne connaissait pas, malgré ses bons certificats, qui pouvait être un malfaiteur, c’était lui certainement qu’elle avait entendu sortir dans la nuit, courir dans la galerie !
Mais qu’avait-il fait ?
Eugénie Drapier se souvenait alors que, la veille, elle avait quitté son mari dans le cabinet de travail.
— Je n’ai pas encore visité cette pièce ! mon Dieu ! mon Dieu ! balbutia la malheureuse femme, mon Dieu, si Léon avait été assassiné par cet homme ?…
Elle ne pouvait en dire plus.
Titubante, s’appuyant au mur et sur l’épaule de la cuisinière qui ne comprenait rien à ses angoisses, elle se traîna jusqu’à la porte du cabinet de travail.
Elle voulut l’ouvrir : ce fut en vain.
La porte était fermée à clé.
— Léon ! hurla M me Drapier, es-tu là ? Réponds-moi !…
— Monsieur n’est donc pas avec madame ? interrogea la cuisinière.
— Non, Caroline ! non !…
Avec une rage désespérée elle secouait le bouton de la porte qui résistait. Caroline eut une idée.
— Par la chambre de monsieur, on peut entrer dans le cabinet de monsieur…
Caroline mettait son projet à exécution, mais lorsqu’une fois dans la chambre de M. Drapier elle essaya d’entrer dans le cabinet de travail, la cuisinière se heurta également à une porte fermée à clé.
Quant aux clés, elles avaient disparu.
Caroline commençait à s’inquiéter.
Lorsqu’elle revint dans la galerie, la vue de sa maîtresse ne lui parut point faite pour la rassurer.
M me Drapier était tombée à genoux sur le tapis, elle sanglotait, balbutiait ses craintes.
— Mon Dieu ! mon Dieu ! Peut-être est-il là ! assassiné ! mort !… Oh ! oui ! C’est sûr ! C’est certain ! J’ai entendu du bruit ! Cette nuit, Caroline, les parquets ont craqué ! Puis il m’a semblé que quelque chose de lourd tombait, un corps qui s’écroule, puis ce fut ensuite un bruit de pas précipités dans la galerie. Au secours !… au secours !… Et cette porte que je ne peux pas ouvrir, ah ! mon Dieu ! mon Dieu !
Cependant Caroline avait ouvert la fenêtre de la galerie donnant sur la cour, aux fenêtres des appartements voisins apparaissaient de nombreux domestiques qui secouaient leurs tapis ou simplement conversaient agréablement d’une fenêtre à l’autre.
La cuisinière fit des gestes désespérés qui en l’espace de quelques instants déterminèrent l’alarme dans l’immeuble. Cinq minutes après on sonnait à la porte de l’escalier de service, Caroline fut ouvrir, c’était le concierge accompagné de quelques domestiques de la maison.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Je ne sais pas ! fit Caroline, un accident ! un crime peut-être ?
— Ah ! mon Dieu, balbutia le concierge qui reculait instinctivement.
La cuisinière autoritairement le prit par le bras.
— S’agit pas de vous en aller ! fit-elle, venez causer à madame !
Pendant le trajet, Caroline racontait tant bien que mal au concierge ce qu’elle avait cru comprendre ; des domestiques suivaient, intéressés, curieux ; ils arrivèrent jusqu’à M me Drapier qui demeurait anéantie devant la porte du cabinet de travail.
— Enfoncez cette porte ! cria-t-elle.
Le concierge hésitait.
— Vaudrait mieux, suggéra quelqu’un, prévenir la police… s’il y avait un crime ?
M me Drapier sursauta.
— Un crime ? qui vous a dit qu’il y a eu un crime ?
— Je ne sais pas, madame, fit le concierge, mais tout de même si cette porte est fermée et qu’elle ne devrait pas l’être ?
En l’espace de quelques secondes, la nouvelle d’un mystère se répandait dans la maison.
On ouvrit la porte qui donnait sur le grand escalier et était toute voisine. Un locataire, M. Marquiset, employé dans une compagnie de chemin de fer, descendait à ce moment ; il se renseigna, parut atterré.
— Cette pauvre M me Drapier ! fit-il.
Puis, apercevant son propre valet de chambre, dans la galerie où se trouvaient d’autres domestiques, il l’appela.
— Jules, au lieu de rester à faire le curieux, courez donc jusqu’au commissariat de police. Il est presque en face… et ramenez deux agents, on ne sait pas ce qui est arrivé !
M me Drapier s’épouvantait de voir la foule peu à peu envahir son appartement.
— S’il ne s’est rien passé, songeait-elle, qu’est-ce que va dire mon mari lorsqu’il saura que j’ai ameuté toute la maison ?
Mais malgré cette crainte, la présence de tous ces gens la rassura.
M. Marquiset, discrètement, ne s’était pas montré à M me Drapier, qui certainement serait très confuse de se trouver en tête à tête avec ce voisin qu’elle connaissait, avec la femme duquel elle était en relations, dans cette tenue matinale que les femmes d’un certain âge aiment peu à révéler.
Mais, tout d’un coup, les conversations qui s’étaient engagées dans la galerie cessèrent.
Des pas lourds avaient retenti dans l’escalier, on vit apparaître les uniformes de deux sergents de ville derrière lesquels marchait un monsieur à l’allure de sous-officier, en civil, le visage barré par une forte moustache et qui portait à la boutonnière un ruban tricolore.
Ce personnage pénétra dans l’appartement.
— M me Drapier ? demanda-t-il.
Puis, ayant deviné la malheureuse femme, il se découvrit, déclara :
— On vient de me faire chercher, madame, je suis le commissaire de police. Qu’est-il donc arrivé ?
M me Drapier considéra le nouveau venu d’un air épouvanté.
— Mon Dieu ! Quel scandale ! pensa-t-elle, le commissaire de police ici !
Elle apercevait les sergents de ville :
— Et des agents !… des agents chez moi !…
Mais le commissaire insistait.
Déjà, en homme expérimenté, habitué à ces sortes d’affaires, il avait compris aux trois ou quatre paroles prononcées à voix basse autour de lui qu’il s’agissait d’une porte fermée à clé, de bruits suspects entendus dans la nuit, il demanda :
— M. Drapier n’est pas là ?
M me Drapier ne répondait pas, elle n’avait pas entendu, mais M. Marquiset s’approchait du commissaire.
— N’insistez pas ! souffla-t-il à son oreille, c’est justement à son sujet que l’on craint !
Et du regard il désignait la porte fermée du cabinet de travail.
— Oh ! oh ! fit le magistrat ; si M. Drapier a disparu, c’est grave !