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XXI

Sacrifice d’épouse…

Eugénie Drapier reculait effrayée. Son mari, qui s’était interrompu de se laver les mains, s’avança vers elle, d’un air hagard.

Eugénie Drapier s’était reculée dans sa chambre à coucher, elle se laissa choir sur un canapé et, au paroxysme de l’émotion, elle articula, devenue livide :

— Léon Drapier, ne me tue pas !… Je t’en supplie, grâce !… Grâce ! Au secours !

Léon Drapier, qui s’était avancé dans la pièce et qui, machinalement, tenait son revolver dans sa main droite, posa l’arme sur un guéridon et demeura abasourdi.

— Ah çà ! interrogea-t-il en regardant sa femme avec des yeux stupéfaits, qu’est-ce que cela signifie ?… Aurais-tu peur de moi, maintenant ?

Eugénie Drapier avait peur, très peur même, de son mari, peur au point qu’elle était incapable d’articuler une seule parole, peur au point que ses dents claquaient lorsqu’elle le regardait.

En fait, Léon Drapier avait une allure sinistre. Malgré les coups de brosse qu’il avait donnés à ses vêtements, ceux-ci étaient en désordre.

Son pardessus, qu’il n’avait pas encore ôté, portait de nombreuses déchirures. Le col de sa chemise était froissé, cassé en plusieurs endroits, sa chevelure défaite. En outre, comme d’un geste machinal, il avait passé sa main sur son front et, de cette main qui était encore tout humide de sang, il avait souligné son visage de larges lignes rouges.

Eugénie Drapier, sans répondre, se contentait de lui désigner d’un doigt tremblant une glace.

Léon Drapier se regarda dans cette glace et ne put dissimuler un mouvement de surprise, même de violente émotion, en apercevant son visage reflété dans le miroir.

— C’est vrai ! murmura-t-il, j’ai l’air d’un malfaiteur !

Il voulut se rapprocher de sa femme.

Mais celle-ci poussait un cri rauque.

— Non ! non ! hurla-t-elle avec épouvante, ne me touche pas… Ne me touche pas !

— Que t’ai-je fait ? interrogea douloureusement Léon Drapier. Pourquoi donc as-tu peur de moi ?…

Il apparut que M me Drapier faisait un violent effort sur elle-même pour articuler enfin une parole.

Elle parvint, non sans peine, à s’exprimer :

— Mon Dieu ! mon Dieu ! bégayait-elle. Tout à l’heure, je le sais, j’ai deviné ton intention, tu as voulu me tuer…

Léon Drapier, abasourdi, répétait l’accusation portée contre lui par sa femme.

— J’ai voulu te tuer, moi !… moi !… Ah çà, tu es folle !

Mais Eugénie Drapier reprenait, l’œil fixe, comme si elle n’entendait pas les dénégations de son mari :

— Tu as voulu me tuer, oui, j’en suis sûre !… Lorsque tu m’as entendu venir dans le cabinet de toilette, tu t’es précipité vers moi le revolver au poing, tu avais l’air farouche de l’homme résolu à tout !… Ah ! si je ne t’avais pas regardé alors, si tes yeux ne s’étaient pas croisés avec les miens, je suis sûre que tu m’aurais frappée !

« Tu as eu peur de mon regard ! Il paraît que tous les criminels sont comme cela, ils commencent à avoir peur des yeux de leur victime, mais ils s’habituent ensuite… Mon Dieu !… Mon Dieu !… Vas-tu t’habituer, vas-tu m’assassiner tout à l’heure ? Au secours, au secours ! Je ne veux pas que tu fasses de moi comme tu as fait de l’autre !

En dépit de la terreur folle qu’il inspirait à sa femme, Léon Drapier s’était précipité vers elle, il s’était jeté à ses pieds, lui prenait les mains dans les siennes.

— Eugénie !… Voyons, Eugénie ! commençait-il.

Mais, aux dernières paroles de sa femme, il s’était redressé, frémissant.

Il interrogea durement :

— Que dis-tu ? Comme j’ai tué l’autre ! Qu’est-ce que cela signifie ?

La terreur donnait des forces à M me Drapier.

D’une voix haletante, au paroxysme de l’émotion, elle exprima nettement sa pensée :

— Oui, fit-elle, je sais ce que tu as fait… Je connais ton mensonge, je n’ignore point que la fameuse nuit du crime, la nuit à l’issue de laquelle on a trouvé Firmain, le valet de chambre assassiné, tu ne t’es pas couché dans ton lit. C’est donc que tu étais dans ton cabinet de travail avec Firmain, avec la victime… J’ai compris cependant qu’il était dangereux pour toi de le reconnaître, de l’avouer, parce que l’avouer c’était… te reconnaître coupable… Précisément, pour faire croire aux domestiques que tu avais couché dans ta chambre, j’avais, moi, défait ton lit !

« J’étais seule à le savoir ! Or, n’as-tu pas profité de cette circonstance et de cet incident absolument imprévu pour affirmer que tu t’étais couché ? Tout le monde t’a cru, moi seule je savais… Je sais que c’était un mensonge… et c’est pour cela que j’ai peur de toi !

Léon Drapier était devenu très pâle. Il interrogea, faisant sa voix aussi douce que possible :

— Pourquoi as-tu peur de moi à ce propos ?

M me Drapier eut un rire de folle.

— Parce que les criminels, lorsqu’ils se sentent découverts, cherchent à faire disparaître tous les témoins de leur crime. Tu es au courant, tu sais que je connais la vérité, tu as cherché à me tuer pour m’obliger à me taire !

Accablé, Léon Drapier prenait sa tête dans ses mains :

— Mon Dieu, mon Dieu ! balbutia-t-il, tout m’accable, décidément… Quand je pense que ma femme elle-même en est à m’accuser, à me croire coupable !… Non, non !… C’est trop horrible !… Je ne peux plus lui cacher la vérité, il faut que je lui dise, elle me pardonnera !

Léon Drapier s’était remis à genoux devant sa femme.

— Eugénie !… Eugénie !… supplia-t-il, si je suis un mari coupable, ce n’est pas dans le sens que tu crois ! Si j’ai commis une faute, elle n’est pas comparable à celle que tu me reproches. J’ai pu être léger, inconscient à ton égard, mais je ne suis pas un criminel, ce n’est pas moi qui ai assassiné le valet de chambre Firmain, pour cette bonne raison que, depuis la veille au soir, j’avais quitté la maison et que j’étais ailleurs ! J’ai appris le drame horrible qui s’était passé quand je suis rentré rue de l’Université, le lendemain matin, lorsqu’on est venu me chercher à l’hôtel des Monnaies.

« C’est pour cela que tu as trouvé mon lit non défait, et c’est pour cela que j’étais obligé de dire que je n’avais rien entendu des bruits qui t’avaient surpris dans l’appartement, pour cette bonne raison que je n’y étais pas !

— Où étais-tu donc ? ajoutait M me Drapier, qui semblait n’écouter qu’avec méfiance le récit de son mari.

Léon Drapier hésitait.

— Écoute, fit-il. Lorsque, dans la soirée qui précéda la matinée tragique, je vis pour la première fois ce domestique que tu avais engagé, j’eus un pressentiment qu’hélas rien ne justifiait. Cet homme, nous l’avons remarqué ensemble, tu en as convenu toi-même, n’avait pas l’air d’un domestique ordinaire. Je l’ai pris pour un espion, pour un mouchard, comprends-tu ?

— Je ne comprends rien ! articula M me Drapier, dont le visage stupéfait disait qu’elle exprimait la vérité.