— Je n'y ai pas pensé, fit humblement Dumollet.
— Tous les bourgeois sont naturellement imbéciles ! dit l'Hercule mastodonte de sa grosse voix,
— Tenez, reprit Colombine, voilà Zelma, la chienne qui nourrit ses petits sous la table, vous ne pouvez vous figurer avec quelle grâce elle danse la polka... Et Cocambo, le gros caniche là-bas, en général anglais, il joue aux dominos comme un ange ! Plus fort que le célèbre Munito, qui a fait courir tout Paris... Cocambo n'est qu'un caniche de province, mais il est plus fort que le caniche de Paris. Grâce à mes leçons, Monsieur !... Voilà ! les bourgeois ne se donnent pas la peine de cultiver l'intelligence de leurs bêtes, mais vous
La chienue Zelma.
verrez avec nous, Monsieur, comme votre âne va devenir rapidement spirituel? A propos, comment 1 appelez-vous ?
— Coqueluchon.
— Bon, nous l'appellerons Goqueluchaet nous le transformerons en girafe! Friska, qui revenait avec l'omelette fumante dans la poêle, approuva fortement :
— Oh ! bonne idée I bonne idée!
— En girafe ! exclama Dumollet.
— Oui, Monsieur, comme celle qui vient d'arriver à Paris et que j'ai été voir au Jardin des Plantes !
— Vous lui allongerez le cou ?
— Naturellement !... Oh ! sans lui faire de mal !... Nous avons tout ce qu'il faut pour cela... Je vous avouerai que le mois dernier nous avons essayé de
COCAMBO KOBT AUX UOULNOS
faire une girafe avec un de nos chevaux, mais ça n'a pas réussi ; je suis certaine que ça marchera mieux avec votre âne !... Il y a là, dans une caisse, une tête et un cou postiches qui s'ajusteront très bien sur la tête de Coqueluchon... ça marchera, soyez tranquille! Allons! savourons l'omelette de Friska et achevons de dîner rapidement, nous avons à travailler ensuite !
Après le dîner, en un clin d'oeil, les deux Hercules fabriquèrent une sorte de tente, en fermant avec des toiles l'intervalle entre les deux voitures et en jetant une bâche par-dessus. Puis on déshabilla les chiens qui s en allèrent coucher sous les voitures. Ensuite des caisses furent apportées et l'on jeta sur la table un tas d'oripeaux plus ou moins dorés et pailletés.
Colombine, Friska et le gros Hercule prirent l'aiguille pour réparer çà et là quelques avaries. L'Hercule maigre et le Jocrisse, artistes en tous genres tous
les deux, entreprirent des travaux d'un ordre plus relevé. L'Hercule raccommoda la carcasse de la girafe un peu aplatie et lui redonna un coup de pinceau pendant que le Jocrisse calligraphiait une immense affiche :
TROUPE TURPINSKI
LA GIRAFE COQU ELUCH A
LA MERVEILLE DE L'AFRIQUE DU SUD Rapportée du cap de Bonne-Espérance
PAR.
Ici le Jocrisse s'arrêta et interrogea la Colombine, madame Turpinski.
— C'est Monsieur qui fait le nègre, quel nom meltrai-je sur l'affiche ?
— C'est vrai, fit madame Turpinski, comment vous appelez-vous ?
— Moi, dit Dumollet effrayé, mettre mon nom sur l'affiche ?
— Dites-nous voire nom, nous le traduirons en nègre ; votre prédécesseur s'appelait tout simplement Nicolas et nous l'avons baptisé Carcassou.
— Je m'appelle Narcisse, répondit Dumollet désireux de garder l'incognito.
— Mauvais pour un nègre, nous vous appellerons... Mokodingo, c'est beaucoup plus sauvage.
nnAMBRES A COUCHER DES ARTISTES
— Allons-y, dit le Jocrisse.
Par MOKODINGO
Nègro sauvage et anthropophage qui se nourrit de lapins vivants
— Et à propos, dit madame Turpinski en s'inlerrompant enlre deux reprises, et les appointements? Nous n'avons pas réglé la question des appointements de M. Narcisse.
— C'est vrai, rugit le gros Hercule en tirant l'aiguille.
— Je n'en demande pas, fit Dumollet, je reste avec vous pour quelques jours... en amateur...
— Nous ne pouvons pas accepter ça ! Réglons tout de suite... Que pensez-vous d'une cinquantaine de francs par mois ?
— C'est trop, Madame !
— Non, Monsieur, ce n'est que juste! Donc, voilà qui est entendu, vous restez avec nous, ainsi que Coqueluchon, et vous nous donnez cinquante francs par mois.
— Comment, c'est moi qui vous les donne? s'écria Dumollet.
— Mais sans doute !... Comme indemnité ! Vous avez détruit notre magnifique serpent à sonnettes, notre instrument de travail, il est juste que vous nous serviez des dommages-intérêts ! Je ne vous demande même rien pour les leçons d'art dramatique que nous allons vous donner et qui feront de vous un homme moins bête en société que le reste des bourgeois !
Lorsque, dans le silence de la nuit, on entendit au loin le clocher de Dreux sonner le couvre-feu, madame Turpinski emballa soigneusement son ouvrage.
— Allons, mes enfants, voilà l'heure de dormir, dit-elle; demain au petit jour tout le monde debout pour nos derniers préparatifs, et, à neuf heures, entrée solennelle dans la ville ! Voyons, oîi allons-nous ranger M. Narcisse?
— Dans l'ancien lit de Carcassou, naturellement, dit le gros Turpinski ; j'ai logé ailleurs
la chienne Zelma et ses quatre petits... ils ont réclamé, mais je leur ai expliqué que c'était pour un artiste à deux pattes.
Travail à l'aiguille par le célèbre Turpinski.
Dumollet n'avait jamais vu l'intérieur d'une de ces maisons roulantes avec lesquelles les saltimbanques, plus intelligents que le reste des citoyens, courent le monde si commodément, au gré de leur caprice, à travers monts et vallées, sans voisins ennuyeux, ni entraves d'aucune sorte. Il ne se doutait aucunement de la quantité de meubles et d'objets quelconques et biscornus contenus dans ces logis ambulants, ni du nombre d'habitants qui trouvaient là leur case et leur lit. M. Turpinski, son patron, l'introduisit dans la plus petite des voitures, divisée en trois compartiments : un magasin qui pouvait sersir en même temps de salon et de chambre à coucher, une armoire avec une tablette en haut servant également de chambre à coucher, et une cuisine. L'Hercule maigre et le Jocrisse couchaient dans le salon; leur lit était
TOILETTE DE NUIT DES ARTISTES A QUATRE PATTES
une sorte de table. Jocrisse couchait dessus et l'Hercule dessous, à cause de sa taiUe qui ne lui eût pas permis de s'accommoder de l'étage supérieur.
Dans la cuisine couchaient deux chiens, un lapin savant, un perroquet et le musicien vêtu en lancier polonais.
DumoUet dut se contenter de la tablette de l'armoire, l'ancien lit du nègre Carcassou, confortablement garni d'un matelas épais de deux doigts ; le bon Turpinski, plein de sollicitude, lui enseigna la manière de se coucher en trois morceaux de façon à ne pas se trouver gêné par les dimensions un peu restreintes du meuble, et il ne quitta son nouvel artiste que lorsque celui-ci lui eut assuré qu'il était admirablement logé.
I
X
Entrée solennelle en ville.
U CHAMBRE DE ljL.MuLLt.1
Les personnes amies du confortable bourgeois, qui sur la description de la chambre à coucher de Dumollet ont déjà supposé que notre héros a mal dormi dans cette première nuit chez les Turpinski, sont absolument dans l'erreur. Dumollet a passé une très bonne nuit. Après deux petites heures d'essais infructueux, il est parvenu à trouver la position indispensable pour sommeiller sur la tablette sans dégringoler sur le plancher de son appartement ; il a employé deux autres heures à lutter contre des crampes contractées dans le pli en trois morceaux infligé à sa personne par l'architecture de sa couchette, mais le reste de la nuit a été tout à fait excellent.