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La lourde chaîne était attachée à la jambe de Dumollet. L'Hercule en garda l'extrémité dans la main et, faisant le moulinet avec sa massue, il donna l'ordre du départ.

Oh ! qu'elle était justifiée, l'horreur que Dumollet professait jadis pour les voyages ! Ses pressentiments sinistres ne l'avaient pas trompé 1 Et dire qu'il

EXERCICES DE L HERCCLK PEAU DE CUIR

avait cru éviter toute chance d'accident en s'embarquant sur son ami dévoué Coqueluchon, pour voyager à petites journées, tranquillement, avec des repos considérables, des siestes aux bons endroits, des séjours dans des auberges confortables et des repas à heures fixes! il avait évité les chutes et les capilotades, les omelettes de voyageurs, les accidents spécialement réservés aux diligences, mais pour tomber dans un autre genre de malheurs plus graves peut-être.

Horreur! lui, jeune homme tranquille, paisible rentier, électeur, citoyen recommandable, lui si bien noté dans son quartier, entrer dans les villes en sauvage vêtu de plumes de perroquet, attaché par une chaîne comme un

ALLONS, HOUST, JIOKODINOO .

forçat, avec la consigne d'effrayer les dames et les demoiselles par des grincements de dents, des gestes furieux et autres signes de férocité!

Il le fallait pourtant. On approchait de la ville. Les gamins au bruit de la nmsique accouraient en foule au-devant de la caravane. Turpinski secouait violemment la chaîne de Dumollet et lui administrait des petits coups de massue dans les jambes pour le faire sauter.

— Allons, Mokodingo, un peu de sagesse, mon garçon, ne mords pas, là ! crrrr ! tu auras de la viande fraîche tout à l'heure!

Et le pauvre Mokodingo dut grincer des dents, agiter sa chaîne, exécuter des bonds de plus en plus prodigieux pour éviter à ses mollets les caresses de la massue de l'Hercule. Sort cruel! Honte! Abomination! Heureusement la couche de peinture noire, les colliers, les plumes, la chaîne, les grimaces, tout cela devait assurer son incognito et sauver sa dignité de citoyen blanc.

Mesdemoiselles, Mesdames et Messieurs ! Habitants de la ville de Dreux!

cria Turpinski d'une voix de stentor en arrêtant la caravane au premier carrefour.

— Avec la permission de Monsieur le maire, la célèbre (roupe Turpinski qui a travaillé devant tous les souverains et gouvernements de l'Europe, aura l'honneur de donner quelques représentations dans votre belle cité !

« Outre les exercices de grâce, de force et d'adresse de la famille Turpinski, composée de Turpinski le rempart du Nord, de madame Turpinska, la grande dame polonaise, de mademoiselle Friska Turpinska, des jeunes Turpinski, du célèbre Jocrisse, du fameux Peau-de-cuir, l'homme fauve de Marseille, de la chienne Zelma, la rivale de Munito au jeu de dominos, de Coco le petit cochon savant dont les exercices charmeront toutes les dames, Turpinski ici présent (ici l'Hercule se cambra et fit sauter Dumollet par un coup de massue inattendu), présentera à l'admiration des habitants de la ville de Dreux le féroce Mokodingo (nouveau coup de massue, cliquetis de chaîne et grincements de dents), le nègre sauvage, féroce, auLhropophage de l'Afrique du Sud, rapporté du cap de Bonne-Espérance par l'illustre Turpinski (salut et coups de massue) et dompté par Turpinski lui-même!

« X trois heures de l'après midi, grande représentation, exercices par toute la troupe, séance de férocité et enfin repas de Mokodingo à la manière des cannibales !! En avant la musique! »

Au milieu des cris et des rires des spectateurs effrayés et émerveillés, Turpinski administra un dernier coup de massue aux mollets de Mokodingo et le fit aussitôt monter dans une voiture afin de réserver ses grincements de dents au public sérieux et payant de la représentation.

SÉANCE d'E'CBIME PAR COCO, LE rCTIT COCHON SAVANT

DumoUet et Coqueluchon émerveillent les populations^ l'un sous le costume de prince anthropophage et l'autre en qualité de girafe.

Mokodingo a failli dévorer une jeune fille. Brillante assemblée dans la baraque installée en deux heures par les mains exercées de tous les artistes à deux pattes de la troupe Turpinski! Places réservées à dix-huit sous, premières à douze sous, secondes à huit sous, troisièmes à quatre sous et quatrièmes à six liards : tout est bondé par messieurs les amateurs de la ville, avec leurs dames, leurs demoiselles et leurs petits garçons.

Les personnes de la ville qui ont eu la bonne fortune d'assister à l'entrée solennelle de la troupe Turpinski, ont répandu par toute la ville le bruit que le féroce Mokodingo, le nègre anthropophage, a failli dévorer une jeune fille à son passage devant les premières maisons du faubourg, et tout le monde veut voir le féroce Mokodingo.

— Inutile de nous fatiguer aujourd'hui, dit Turpinski le Rempart du Nord à Peau-de-cuir, Vhomme fauve de Marseille, tout ce monde-là est venu pour Mokodinco.

Et les deux Hercules se contentent d'exécuter quelques tours de force pour ouvrir la séance, puis madame Turpinska, la princesse polonaise et la séduisante Friska apparaissent dans leurs atours de grande tenue ; madame Turpinska exécute un duo pour guitare et trombone avec le musicien au chapska gigantesque pendant que Friska danse sur la corde avec ou sans balancier. Les applaudi'^sements éclatent, naturellement, la grâce de Friska et le talent de madame Turpinska sur la guitare ne manquent jamais d'enlever les auditoires les plus récalcitrants, mais on sent que l'intérêt n'est pas là, tout le monde attend le féroce Mokodingo.

Sur l'estrade, tout au fond du théâtre, un rideau se lève enfin, et l'on aperçoit l'anthropophage dans une cage à gros barreaux de fer. Il est très mal à l'aise, là dedans, le pauvre DumoUct, la cage est étroite, et il lui faut selon les ordres de Turpinski, se démener comme un possédé, hurler et mordre les barreaux de sa cage.

La représentation continue avec Damoliel dans le fond. Sur le devant de l'estrade, les chiens savants dansent la polka, la chienne Zelma bat madame Turpinska aux dominos, puis le cochon savant est présenté à son tour à l'honorable assemblée.

Il est très intelligent, ce petit cochon ; madame Turpinska, la directrice de ses études, a réussi à lui inculquer des notions d'escrime suffisantes pour lui permettre de tenir son rang dans le monde sans se laisser marcher sur le pied. Armé d'un petit fleuret, il se bat en duel avec madame Turpinska et ne se laisse boutonner qu'après une belle défense. Amené ensuite à l'avant scène, il est interrogé par madame Turpinska, répond à certaines questions par des grognements intelligents et finit par indiquer la personne la plus langoureuse de la société, un militaire des quatrièmes qui de vient subitement plus cramoisi que ses épau-lettes.

Le tour de Dumollet est arrivé. Le Rempart du Nord reparaît, une peau de bête jetée sur son énorme torse et la massue à la main. Turpinski salue gravement la société, fait le moulinet avec sou arme et brusquement ouvre la cage de l'anthropophage. Dumollet bondit comme un diable qui sort de sa boîte. Use précipite sur le

SPECTATEUnS A 12 SOUS, A 8 SOUS, A i SOL'3 ET A 6 I.IARDS

devant de l'estrade, traînant sa chaîne avec d'épouvantables grincements de dents, et en louchant horriblement.

Les dames des places réservées, des bourgeoises notables de la ville, poussent des cris de terreur, cinq ou six petits garçons et petites filles tombent en arrière comme des capucins de cartes, et le soldat des quatrièmes tire à demi son grand sabre du fourreau.