Dumollet fît ainsi le tour de la ville, enlin sur une grande place d'apparence tranquille, il se décida et toujours tenant la bride de Coqueluchon, il passa la tête dans la boutique pour demander du savon.
L'épicière qui dormait dans son comptoir avec un caniche sur ses genoux fit un bond de terreur à la vue de cette tête noire et le caniche se mit à pousser des aboiements furibonds. Au même instant les gamins accrochés aux trousses de Dumollet depuis son entrée dans la ville, se rapprochèrent pour toucher à cet animal inconnu, à cette espèce d'âne si bizarrement rayé de blanc.
Dumollet perdit la tête et sortant précipitamment de l'épicerie, il tenta
d'entraîner Coqueluchon. Un nouveau personnage allait entrer en scène. L'autorité, représentée par un gendarme fortement botté et moustachu, intriguée depuis un instant par les allures de Dumollet, traversa la place en quelques grandes enjambées, dispersa la troupe de gamins et saisit Coqueluchon par la bride.
— Un instant! dit le gendarme d'une voix grave qui semblait sortir de ses bottes, qui êtes vous et que faites-vous ici, s'il vous plait ?
— Je.... je voulais acheter... balbutia Dumollet, quelque chose...
— Taisez-vous!... Et répondez! qu'est-ce que vous faites ici avec votre figure noire ?
— C'est bien simple, brigadier, j'allais me marier....
— N'essayez pas d'oblitérer la vérité ! Dans quel but venez-vous révolutionner une ville tranquille et des habitants honorables et 'W%^'' superlatifs par votre physique que je quali- dumollet xégre mauvais teint fierai de saugrenu ?
— Comme j'avais l'honneur de vous le dire, maréchal de logis, pour me marier à Saint-Malo !
— Vous venez pour vous marier à Saint-Malo et vous vous livrez à des allures suspectes dans la ville de Dinan ! Vous voyez bien qu'il y a du louche dans votre affaire ! Et d'abord, si vous êtes nègre, pourquoi avez-vous le nez blanc ?
— Je vais vous expliquer, ce sont mes malheurs.... Je ne suis pas nègre, je suis blanc comme vous I
- Pas de comparaisons insidieuses, taisez-vous et répondez ! Si vous êtes blanc, pourquoi êtes-vous noir ? Vous ne pouvez pas dire?... Bon! le juge d'instruction éclaircira ça, je vous arrête !
— Moi ! s'écria Dumollet, m'arrêter parce que je voulais acheter du savon?..
— Vos papiers alors ! avez-vous des papiers ?
Le pauvre Dumollet fouillait dans toutes ses poches, les tournant et retournant l'une après l'autre, cherchant en vain son passeport qu'il avait oublié chez les Turpinfki, lorsqu'un nouvel incident se produisit. On entendit le tambour dans la grande rue et les gamins s'envolèrent pour courir au devant <run régiment d'infanterie qui s'avançait sapeurs et tambour-major en tête.
Dumollet tourna la tète et jeta un coup d'oeil lamentable vers les guerriers à épaulettes rouges. Le gendarme flt un geste d'impatience et tira sur la bride de Coqueluchon.
— Et puisque vous n'avez pas de papiers ni l'un ni Tautre, dit-il d'une voix terrible, et que vous êtes en état de vagabondage avec cet animal légalement saugrenu que je ne connais pas, bien qu'il ressemble à un baudet, je vous arrête tous les deux.
Le régiment arrivé sur la place formait les faisceaux pour prendre une
IXQUIETDDE3 DES BOUTIQUIERS
heure de repos. Le tambour-major la canne sous le bras, le plumet de son bonnet à poil frôlant les grandes enseignes des commerçants, les bas des bonnetiers, les chapeaux rouges des chapeliers, les pains de sucre des épiciers, vint lentement jusqu'au groupe au milieu duquel se débattait Dumollet.
— Je vous arrête tous les deux ! répétait le gendarme.
— Nom d'une botte ! s'écria tout-à-coup le tambour-major d'une voix tonnante en avançant son bonnet à poil pardessus les têtes des bourgeois, nom d'une canne !
— Eh bien ? fil le gendarme.
— Mais c'est mon ami Coglou .'.... mon ami Coglou que je croyais gelé à la Bérésina !....
Une rumeur se flt dans la foule entourée en une minute par tous les sapeurs et tambours du régiment.
— Que je l'arrêtais parce qu'il n'a pas de papiers, dit le gendarme déjà radouci.
— C'est lui ! Je le reconnais bien, dit le tambour-major, me reconnais-tu, mon vieux camarade ?
Dumollet considérait le major avec des yeux ahuris.
— Si vous vous reconnaissez, c'est différent, dit le gendarme, il m'avait un peu l'air saugrenu, mais tout bien considéré, il ne parait pas méchant.
— Si je le reconnais. Mais c'est mon vieux jMahomet Coglou, je vous dis, timbalier aux mamelucks de la garde, sous l'autre.... Je le croyais gelé en
LE GEMJARllE
Russie et je le retrouve 1 Quelle chance, nom d'une botte, quelle chance !.... Mon pauvre Mahomet, tu n'as donc pas été tout à fait gelé?... il n'y a que ton nez qui en tient.... ça commençait toujours par là, je me rappelle.... ça te l'a blanchi, mais vrai, ça ne te va pas mal.... Embrassons-nous, mon vieux Coglou!
Dumollet restait toujours immobile, cloué au sol par la stupéfaction. Le tamboui'-major se baissa et le serra énergiquement contre ses moustaches et son bonnet à poil.
— Mais, reprit le major après l'embrassade, comment n'as-tu pas donné de tes nouvelles ? Je suis bête, tu ne sais pas écrire autrement qu'en Turc ! Tu étais prisonnier des Cosaques et tu reviens à présent seulement !... Il en arrive tencorede temps en temps du fin fond de la Sibérie.... tu nous conteras ça!... Mais quand je fai quitté, mon vieux Mahomet, tu étais gelé, tout à fait gelé, je t'assure, à notre campement sur la neige, devant la Bérésina, sans quoi tu penses bien que je ne t'aurais pas laissé.... faut croire que tu avais la vie dure, puisque ton nez seul a souffert !....
— Allons, dit les gendarme, puisque votre ami est un ancien de la vieille du temps de l'autre. Suffît, pas besoin de papiers avec moi, ex-carabinier de l'ex-garde!
BAnOMET COOLOU TIMBALIER AUX MAMELUCKS DE LA GARDE
Brigadier, dit le major, c'est vous qui m'avez fait retrouver mon ami, vous allez prendre avec nous quelques bonnes bouteilles, le régiment prend un repos d'une heure avant de filer sur Saint-Malo.
LE TAMBOUR MAJOR ZÉPHYRIN MO.NTAUCIEL
— Saint-Malo ! dit Dumollet, j'y vais aussi.
— Je pense bien que tu ne vas pas quitter comme ça ton vieil ami.... si tu veux reprendre du service, tu sais, il y aura place pour loi dans notre musique.
— Je.... nous verrons, fit Dumollet embarrassé.
Sur la grande place, au cabaret du Soleil d'Or, douze tambours, six sapeurs, le tambour-major et le gendarme se rangèrent en cercle autour de Dumollet flanqué d'une quinzaine de flacons d'un joli petit vin de richard à quatre sous la bouteille cachetée. Regardé la bouche béante par les douze tapins, tous des recrues de vingt ans ou des vieux qui avaient battu la caisse dans tous les coins de l'Europe, considéré avec gravité par les sapeurs, avec intérêt par le gendarme, Dumollet fut sommé par son ami de dire de quelle façon miracu-
LEl'ICIEKE FIT L'N BOND DE TEBRELU
leuse il avait survécu à la congélation sur les bords de la Bérésina et de raconter ses aventures subséquentes au pays des Cosaques. Diiniollet embarrassé restait muet, la bouche ouverte.