Dumollet s'en fut trouver ses deux amis, là-haut -dans la montagne, au-dessous des moulins qui battaient gaiement de l'aile au grand soleil, sous la douce brise de mai. Florival soupira à la pensée de se séparer momentanément de Coqueluchon, son accompagnateur ordinaire, mais pouvait-il refuser de sauver la vie à Dumollet en lui évitant trente-deux dégringolades de diligence entre Paris et Saint-Malo? Non, il ne le pouvait pas. Coqueluchon, d'ailleurs, semblait avoir compris et se tenait les oreilles
MADEMOISELLE ESTELLE VALSLZOM, I) APRES UNE aiNLMURE
dressées devant Dumollet. Ce brave baudet, encore dans la fleur de la jeunesse, désirait évidemment courir le monde, connaître la vie, étudier les mœurs des ânes, plus ou moins civilisés, peuplant le vaste univers que du haut du pic Montmartre l'œil voyait se dérouler verdoyant et majestueux I Coqueluchon, âne romanesque, avait soif d'aventures.
Le baudet Coqueluchoa et sa coupable conduite au déjeuner de la noce Cloquebert.
Et c'est ainsi que par un beau matin de la mimai, Dumollet et Coqueluchon se mirent en route pour Saint-Malo. Coqueluchon, amené la veille de Montmartre, avait couché en
LE BARBARE PORIIER DE DCMOLLF.T REPOOSSANT COQUELUCHON
ville, non pas chez Dumollet, mais sous l'escalier de Dumollet, le concierge de la maison ayant refusé, l'autocrate, de permettre au brave Coqueluchon de monter les trois étages de Dumollet ; comme si un âne montagnard de Montmartre n'était pas habitué à de plus rudes ascensions !
— Porlier! avait gémi Dumollet, vous ne pouvez pas m'empêcher de recevoir mes amis, Coqueluchon n'est pas un âne, c'est un véritable ami.
— Quand même ce serait votre frère, dit le portier, il ne passera pas! Et Coqueluchon n'avait pas passé.
Il était onze heures du matin, Dumollet suivait les boulevards monté sur Coqueluchon, la poitrine dilatée, aspirant de bonnes bouffées de grand air. Vêtu d'un habit de gourgouran, d'un gilet de poil de chèvre et d'une culotte de Casimir, coiffé d'un chapeau Bolipaille, Dumollet se sentait à l'aise; il emportait peu de bagages, simplement le strict nécessaire, sa flûte, quelque
DEUXIEME OMELETTE DE VOYAGELP.S.
linge, la miniature d'Estelle, un parapluie et un pistolet. Bien entendu, par crainte des accidents, pas de poudre ni de balles.
Ses amis, très émus, lui firent un bout de conduite jusqu'à Passy et naturellement déjeunèrent longuement et confortablement a^ec lui avant de franchir la barrière.
Le moment de la séparation approchait, déjà les arbres de la vraie campagne verdoyaient par de là les dernières maisons, Dumollet et Coqueluchon sentaient l'émotion se glisser dans leurs cœurs. Coqueluchon aspirait joyeusement l'air, Dumollet pour se donner du courage regardait la miniature d'Estelle.
Son vaillant ami Ducroquet, commis en nouveautés plein d'avenir, faisait siffler sa badine et sonner fièrement ses éperons, pour insuffler à l'àme de Dumollet un peu de celle fermeté qui lui manquait.
— Mlons, bon courage et bonne chance, clamait-il en abattant avec sa canne une botte de coquelicots, et revenez-nous bientôt avec la charmante madame Dumollet !
— Et avec Coqueluchon ! dit monsieur Florival.
La barrière était franchie. Dumollet arrêta Coqueluchon pour distribuer des poignées de main à ses amis.
— Allons, Messieurs, dit Ducroquet, poète à ses heures, le couplet d'adieu improvisé en l'honneur de notre ami... en chœur, Messieurs !
Bon voyage, cher Dumollet, A Saint-JIalo débarquez sans naufrage,
Bon voyage, cher Dumollet, Graissez vos bottes et montez à bauJet!
Juste à ce moment, l'énorme diligence dédaignée par Dumollet, un vrai mastodonte de voiture, lourde, épaisse, ventrue, peinte en jaune, avec une haute bâche de cuir gonflée de malles en haut, des voyageurs à toutes les fenêtres, des voyageurs partout, sur l'impériale et jusque sous la bâche, avec son conducteur armé d'un grand fouet, avec son postillon à petite
BÉJEUNER d'adieu
veste, les jambes perdues dans d'énormes bottes, fit trembler le pavé du roi, en route pour Saint-Malo avec ses seize dégringolades en perspective. C'était l'ennemi, Dumollet rangea vivement son âne.
Le postillon fit claquer son fouet, le conducteur emboucha sa trompette et les voyageurs ricanants entonnèrent avec une ironie évidemment malveillante la chanson des amis de Dumollet.
Bon voyage, Monsieur Dumollet.
Le brave Dumollet se contenta de les regarder tous avec commisération ; il
— BON VOYAGE, MONSIEUR DUMOLLET !
serra une dernière fois les mains de ses trois amis et donnant avec son parapluie une tape légère à Coqueluchon, il piqua courageusement des deux sur les traces de la diligence, pendant que ses amis agitaient leurs mouchoirs et reprenaient, accompagnés en chœur par les commis de l'octroi et quelques maraîchers, leur refrain amical :
Bon voyage, monsieur Diiuiollet !
Dumollet était parti. Lui-même, mis en gaieté, sifflotait aux oreilles de Coqueluchon lair composé en son honneur et faisait tournoyer son parapluie, avec une crânerie inspirée par l'air pur et le grand soleil.
Coqueluchon trottait. Bientôt il eut dépassé les dernières maisons de
LE POSTILLON DE SAEST-MALO
Passy et les futaies du bois de Boulogne s'alignèrent des deux côtés de la route.
C'était bien la grande nature, le commencement de ces vastes horizons entrevus. Coqueluchon poussa des hi-hans de joie et commença à tourner l'œil alternativement vers la gauche et la droite de la route où des chardons savoureux dressaient sur les talus leurs têtes chevelues.
Dumollet sifflait toujours.
Commencement de voyage délicieux. Peut-être, à cette heure, la diligence de Saint-Malo avait-elle confectionné une de ses premières omelettes de voyageurs; Dumollet heureux de se sentir à l'abri de ces capilotades, prit un petit sentier qui longeait sous bois la route et permit à Coqueluchon de savourer à l'aise les touffes de chardons et les menues verdures.
On approchait du pont de Sèvres, .\vant de sortir du bois, Dumollet résolut de faire une petite halte à l'ombre ; il se laissa glisser en bas de sa monture et s'allongea dans l'herbe en invitant Coqueluchon à en faire autant.
L'herbe était molle et elle sentait bon ; un parfum délicieux, mais compliqué, où il y avait du thym, de la fraise, de la violette et quelques vagues effluves de pâté de foie trufl"é... Oui vraiment, ça sentait le pâté de foie truffé ! Dumollet chercha vainement de l'œil et du nez la fleur
DOUCES VISIONS
Puis, comme il était poète, les fleurs lui firent penser à sa fiancée et il se mit immédiatement à composer un acrostiche sur le joli nom d'Estelle. L'inspiration ne se montra pas rebelle, les plus jolies rimes vinrent toutes seules avec une telle facilite que Dumollet s'endormit.
Combien de temps dormit-il de ce poétique sommeil? A peine un petit quart d'heure s'était écoulé, lorsque brutalement des hihans désespérés le réveillèrent. G était Coqueluchon qui appelait à l'aide. Dumollet bondit tt chercha autour de lui son compagnon de voyage. Il avait disparu ! Cependant de nouveaux hihans sortant d'un fourré à quelque distance, éclatèrent comme des appels de trompette enrouée. Coqueluchon était en détresse, c'était certain, aussi Dumollet oubliant ses rimes, n'écoutant que sa valeur, se précipita dans les broussailles.