— Tenez ! fit-il en revenant à moitié débarbouillé avec un côté noir et un côté gris, vous voyez bien que je suis Dumollet et pas nègre du tout !
— Mille bonnets à poil ! rugit le tambour-major, mais alors, pékiii, si tu n'es pas nègre, tu n'es pas mon ami Mahomet Coglou, ex-mameluck et gelé en Russie!... tu m'as filouté mon amitié et tu veu.K me filouter ma fiancée!... Comment, mais à l'heure qu'il est on vient d'avertir ton ex-veuve que tu étais dégelé et ce n'est pas toi! Elle va en mourir de chagrin à son tour... C'est une insulte à l'armée et je vais l'apprendre à te faire passer pour un ancien de l'ex-garde !
— Je ne me suis pas fait passer, c'e.-t vous, major, qui... je venais tranquillement àSaint-Malopour me marier.
— Comme cela, déguisé en nègre, en ex-mameluck !
— Je vous assure...
TENEZ, P.\S NÈGRE DU TOUT !
— Ecoutez major, dit M. Valsuzon, il y a eu, il est vrai, l'autre année, certains pourparlers pour un mariage entre mon cousin Dumollet et ma fille Estelle, mai^* c'est rompu depuis longtemps, il y a plus de six mois qu'il n'en est plus question.
— Mais, fit Dumollet, je vous avais écrit que je viendrais au printemps...
— Mossieu! il est trop tard, ma fille est promise au brave major Zéphyrin Montauciel et la noce aura lieu dans trois semaines...
— Certainement! dit Estelle en jetant un regard d'admiration sur le major.
— Je m'y oppose, s'écria Dumollet, comment ! je serais venu à travers mille dangersjusqu'à Saint-Malo et...
— Halte-là, dit Zéphyrin Montauciel en saisissant le bras de son ex-ami, on ne se moque pas de Zéphyrin Montauciel, vous avez abusé de quelques I rails de ressemblance avec mon pauvre Mahomet Coglou pour vous immiscer dans ma confiance et dans mon amitié, vous avez voulu me faire croire que vous aviez été à la Bérésina, que vous aviez élé gelé et que finalement vous étiez dégelé I Tous me prenez donc pour un imbécile, pour un oison, pour un bourgeois? Cela ne se passera pas ainsi, monsieur le mal noirci, vous allez immédiatement me rendre raison de l'injure..., nous allons nous battre, nous allons prendre des briquets à la caserne et nous rendre sur le pré... quand l'honneur sera satisfait nous verrons, peut être quand nous nous serons expliqués, serez-vous encore mon garçon d'honneur! allons, en avant marche! A tout-à-l'heure, monsieur Valsuzon, mademoiselle Estelle, tous mes respects ! Dumollet ne pouvait songer à résister, le major avait la poigne trop solide.
PREPAR.^TIFS DE Dl EL
Une fois dans la rue. le major prit à grandes enjambées le chemin de la caserne sans lâcher Dumollet.
Sous la porte de la caserne quelques troupiers prenaient l'air.
— Courez prévenir madame Mahomet, dit le major à un sapeur, dites-lui qu'on s'est trompé, le particulier est un faux nègre, le pauvre Mahomet n'est pas dégelé du tout.. Et maintenant, ajouta-t-il en lâchant Dumollet, attendez-moi cinq minutes, je vais chercher des briquets et prévenir des amis qui nous serviront de témoins...
Dumollet se laissa tomber sur une borne. Il vit dans la cour de la caserne le major causer avec un groupe de sous-officiers à longues moustaches et comprit à leurs gestes terribles que ces messieurs devaient être les témoins du duel projeté.
La colère le prit alors, elle bouillonna dans le sein de cet homme ordinairement si paisible.
— Comment! s'écria-l-il en bondissant sur sa borne, comment! j'aurais eu tant de peines pour arriver à Saint-Malo, j'aurais bravé tant de périls, supporté tant de fatigues, d'ennuis, de désagréments, tout cela pour venir me faire embrocher par ce tambour major! Et ce tambour major épouserait à mon nez, à ma barbe, ma fiancée, ma future, ma cousine Estelle! Et Je supporterais encore (;a! Jamais! Jamais! Jamais!!! Je repars tout de suite pour Paris!
Juste au même moment, comme Dumollet les bras croisés et les yeux pleins defureur, semblait invectiver Saint-Malo, un grand bruit de roues, de ferrailles
— iMAHOMET ^ EST PAS DEGELE 1
et de coups de fouet éclata dans la rue. Dumollet leva la tête, une lourde diligence s'avançait au grand trot de ses six chevaux. Celait la diligence de Paris qui démarrait. Dumollet n'hésita pas ; laissant tout à fait de côté ses anciennes antipathies, Dumollet fit signe au postillon d'arrêicr.
— Non, je ne le supporterai pas, cria-t-il encore rouge de fureur avec des gestes furibonds qui rassemblèrent autour de lui quelques paysannes bretonnes et firent sortir de leurs boutiques quelques commerçants malouins, non, je ne le supporterai pas....
— Quoi ? dit le conducteur de la diligence, en tirant sur les rênes, qu'est-ce que vous avez à me dire?
— J'ai à dire que je ne supporterai pas qu'elle se marie ainsi à mon nez, à ma barbe....
— Qui ça?
— Estelle, parbleu! ma cousine!... Voyons, puis-je voir Estelle, ma fiancée à moi, en épouser un autre, que feriez-vous à ma place?
Le conducteur ahuri laissa tomber sa pipe.
— Et c'est pour cela que vous m'arrêtez! s'écria-t-il, nom d'une barrique! fouette postillon!....
— Excusez-moi, dit Dumollet, c'est l'émotion je suis une victime
Avez-vous encore une place?
— Encore une place sur l'impériale à côté de moi, répondit le conducteur.
— Je la prends, dit Dumollet, je n'ai pas de bagages...
Dumollet s'enleva sur les marchepieds avec une souplesse qui faisait
MADAME MAHOMET APPREND LA FATALE NOUVELLE
beaucoup d'honneur aux leçons de Turpinski, le rempart du Nord, son expatron, mais au moment oii parvenu à la hauteur du siège du conducteur, il allait s'enfourner sous la capote, il s'arrêta hésitant.
— Combien avez-vous versé de fois en venant? dit-il, me garantissez-vous contre les dégringolades, moyennant un bon pourboire?
— Allons, asseyez-vous, grommela l'autocrate de la diligence ou je vous verse tout de suite...., est-ce que vous croyez que j'ai du temps à perdre ea conversation ?
Dumollet se décida.
Il s'assit, retira son chapeau et s'épongea le front.
— Voilà donc, gémit-il. la malheureuse issue de mon entreprise quel voyage, mon Dieu, quel voyage ! Ah ! conducteur, je suis bien à plaindre, mais voyons, mettez-vous à ma place, supporteriez-vous qu'Estelle, votre fiancée
EllOIIO.NS DES POPULATIONS BUETO.N.NES
— Vous n'avez pas fini? Est-ce que j'ai l'air assez bêle pour avoir une fiancée à mon âge? hurla le conducteur en fouettant ses chevaux.
Dumollet s'écroula sous la bâche et n'osa plus souffler mot pendant'^tout le reste du voyage.
EST-CR QLE j'ai l'aIII ASSEZ BÉTE POUU AVOIH U.NE FIANCÉE A MON AGE ?
I.A FIN DE COgiELUCHON
XIV
Comment Coqueluchon entra dans la famille Montauciel
Quand cinq minutes après, le tambour major avec deux briquets sous le bras, parut accompagné de ses témoin?, Dumollet était déjà loin sur la route de Paris.
— J'avais encore des doutes, dit le major en essuyant une larme qui perçait sous sa paupière, mais j'en suis certain maintenant, ce particulier n'était pas le brave Mahomet Coglou !.... Allons,' inutile de nous faire de la bile, ça ne le dégèlerait pas?
— Si seulement nous étions dans la cavalerie, lit un des témoins, nous rattraperions la diligence et le particulier et nous le forcerions à en découdre....