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– Alors, vous venez le prendre, ce café? L'après-midi s'écoule près du tennis. Un reste

de filet gît dans les fleurs sauvages. Nous somnolons sur des chaises de jardin, à l'ombre des pommiers. David raconte à Solange ses débuts dans la vie. Il évoque son père, un étudiant français. Cela me rappelle mon voyage à New York, mais je n'ai pas envie de parler. Il fait chaud et je bâille dans les senteurs du jardin. Comme l'heure du train approche, Solange demande:. – Vous restez dormir?

David doit rentrer. Il a rendez-vous à Paris, demain matin, pour un téléfilm dans lequel on lui propose de jouer son rôle de Candide américain découvrant la France moderne; afin de gagner un peu d'argent. Solange l'invite à revenir cet été. Il remercie avec dévotion. Elle ajoute:

– Et puis, faites un peu moins de manières, détendez-vous, mon bonhomme!

Quant à moi, la campagne me fera grand bien. Tandis que je somnole, ma vieille amie reconduit David à la gare de Dieppe. La voiture s'éloigne sur les graviers. Un quart d'heure plus tard, saisi par l'agréable fraîcheur de fin d'après-midi, je décide d'aller me promener sur la falaise.

*

J'ai souvent fait cette balade qui longe la mer, à pic. Le sentier court parmi les herbes, surplombe l'étendue aux couleurs changeantes: rouleaux verts de tempête, petits moutons blancs de brise, ciel et mer d'un même gris lamé ou bleu cotonneux, comme aujourd'hui. Tout en bas, quelques barques tracent leur sillage pour relever des casiers. Le chemin est dangereux par endroits, où le rebord crayeux menace de s'effondrer. Des corniches inaccessibles abritent les nids de goélands sur lesquels veillent des mères hautaines. Cent mètres plus bas s'étend la grande plaque rocheuse qui se découvre à marée basse.

Gonflé par le soleil, guéri de tous les maux, je foule les fleurs au-dessus de la mer étale. Quelques oiseaux planent à côté de moi. Taxi Star perd toute importance et je songe que je suis un corps, quelque part dans l'infini. Ce corps qui marche au sommet de la falaise – relié au ciel et à la mer – me paraît plus réel que mon corps parisien et ses tourments abstraits. La ligne de falaises se prolonge au loin, mêlant le blanc de la craie aux teintes rouges et terreuses. Broutant sur le plateau, les vaches normandes portent la même couleur brune tachée de blanc. Les autochtones ont la peau blanche et les cheveux roux, comme si tout sortait d'une même pâte.

Le sentier se resserre au bord de la falaise. De fortes clôtures bordent les pâturages pour empêcher les vaches de se jeter dans le précipice. J'avance sur une étroite bande de terre, entre les barbelés et l'abîme. Un coup de carabine résonne au loin. Je savoure le paysage, l'oeil gauche contrôlant mes pieds au bord de la falaise, l'œil droit lorgnant les vaches, le corps en harmonie avec les éléments. Je me sens bien.

Mais, en quelques secondes, le conte rosé vire au conte noir. Cela commence par quelques aboiements. Je tourne la tête. Au fond du pré, je vois sortir des fourrés un berger allemand qui s'avance rapidement vers moi. Je me demande s'il dit des politesses ou s'il vient me houspiller comme un chien de garde. J'attends l'appel du maître qui l'a emmené en promenade, mais le chien est seul à l'intérieur du pré. S'approchant de la clôture, il jette un regard furieux, comme s'il voulait m'attaquer. Un nouveau coup de fusil retentit au loin, et le chien pointe sous les barbelés sa gueule rageuse, en aboyant plus fort. Ses crocs scintillent. Il cherche ma jambe et je me retourne. Juste derrière moi, la paroi s'effondre brutalement vers la mer.

Le sentier continue droit devant, toujours aussi étroit sur le pan de falaise déchiqueté. Attaqué par un chien furieux, je songe qu'il ne faut surtout pas montrer ma peur. Si je commence à courir, le berger allemand risque de me sauter dessus, nous allons tomber ensemble et glisser brutalement dans le vide. Je dois tenter de m'éloigner calmement. Trois cents mètres plus loin, le chemin s'élargit et regagne le village.

Un nouveau coup de feu retentit. Redoublant de rage, le berger allemand lance sa gueule sous les barbelés. Il atteint mon mollet et arrache le bas du pantalon. Mon regard plonge vers les rochers pointus. La mort est là, tout près, dans un cauchemar en plein soleil. Affolé, j'essaie de comprendre ce qui se passe. On dirait que ces coups de feu rendent l'animal complètement fou; comme un paranoïaque, ii me croit responsable des douleurs qui transpercent sa tête. Il faut lui expliquer que je ne suis pas son ennemi, marcher régulièrement sans répondre à l'attaque, et même lui parler avec douceur. Quelques mots sortent de ma gorge nouée:

– Calme-toi, n'aie pas peur. Je ne te veux pas de mal.

Marchant droit devant moi sans m'interrompre, je répète ces mots pour me calmer moi-même. Fébrile, le grand chien me suit derrière la clôture. Enfin, il parvient à passer sous les barbelés et me rejoint sur le sentier, le long du précipice. Il aboie encore et menace mes mollets tandis que je lui parle à mi-voix:

– Ne crains rien, je suis ton ami.

Chaque seconde dure longtemps. Au milieu du pâturage, les vaches nous regardent, indifférentes. Un coup de feu éclate au loin. Comme pour répondre, le chien lance sa gueule contre ma jambe qu'il mord une seconde fois.

Je vois la mer au fond, entre les corniches et les mottes de terre suspendues. Il va me sauter dessus, s'accrocher à mon bras. Nous allons tomber sur l'herbe – quelques mètres en pente douce, puis la chute lente et fracassante contre les pierres aiguisées de l'estran. Personne ne saura rien de ce cauchemar solitaire. On croira que je suis tombé par imprudence. La mort à mes chevilles teste ma résistance; elle sait qu'un jour ou l'autre je tomberai dans ce gouffre. Pour l'heure, ma seule chance est de m'éloigner encore, de parler toujours. Le chien se calme un peu. Je vois approcher l'extrémité du champ.

À l'embranchement du chemin, je m'éloigne enfin du rebord de la falaise. Le chien me suit. Ma jambe saigne. La gueule, à mes pieds, aboie haineusement et cherche la bataille. Personne à l'horizon dans les prés immenses. Un nouveau coup de feu transperce le silence etje pressens la catastrophe. Mais au lieu de se jeter sur moi, le chien pousse un cri de douleur; il fait brusquement demi-tour, glisse à nouveau sous la clôture puis s'enfonce dans les prés d'où il est venu. Affolé, je marche encore sans m'interrompre. Le berger allemand passe au milieu des vaches qui décampent, puis il s'enfonce dans les bosquets. Je n'y comprends rien. J'ai peur. Je regarde ma cuisse ensanglantée marquée par la pointe des crocs, mon pantalon en lambeaux. Que s'est-il passé?

Mon cœur bat très fort. Cherchant une présence humaine, j'aperçois un 4x4 près d'une mare, au milieu des champs de betteraves. J'ai besoin de parler, d'expliquer ce qui m'arrive, de retrouver ce chien fou et son maître inconscient. Moitié boitant, moitié courant, je me précipite vers le véhicule et finis par distinguer plusieurs hommes, assis sur des caisses en bois, devant l'entrée d'un blockhaus en béton couvert de végétation – un résidu du mur de l'Atlantique, transformé en abri pour la chasse aux canards. Sur une mare, de faux canards en plastique dérivent au gré de la brise dans un sens, puis dans l'autre. Coiffé d'une casquette militaire kaki, l'un des hommes brandit un fusil. Il épaule, vise et tire. Sa cartouche fait éclater l'un des leurres. Les chasseurs éclatent de rire. Je m'approche, essoufflé, mais ces trois individus en treillis de camouflage ne prêtent aucune attention à moi. Ou plutôt, on dirait qu'ils font semblant de ne pas me voir. Celui qui vient de faire feu est maigrichon, les deux autres plus baraqués. Je m'exclame:

– Il vient de m'arriver une chose terrible… Leurs trois bouilles se tournent lentement vers