moi. Le plus grand porte des lunettes noires. Le tireur paraît complètement aviné, comme s'il était sorti de table après le repas du dimanche pour s'exercer à la carabine. Des bajoues violacées tombent de son visage. Ses yeux vitreux me regardent.
– Un chien fou m'a attaqué sur la falaise. Il faut prévenir les gendarmes!
Les hommes ne répondent pas. Les lunettes noires se baissent vers mon pantalon déchiré. Le tireur retient un rire sourd tandis que le troisième, un jeune à moitié chauve, prend un air faussement préoccupé. Je leur montre le sentier au loin:
– C'était là-bas, au bord de la falaise. Vous n'avez pas entendu le chien aboyer? Vos coups de fusil l'excitaient. Il était prêt à me sauter dessus. Regardez ma jambe.
Ils se dévisagent lentement, puis le maigrichon bredouille:
– Nous, on n'a rien vu.
Le jeune porte une paire de jumelles autour du cou, J'ai soudain l'impression qu'ils se sont amusés à exciter le chien, dans l'espoir peut-être de me voir tomber. Je ferais mieux de m'éloigner. Sans ajouter un mot, je reprends mon chemin vers la maison en traînant la jambe.
Sur les prés, à la lisière du village, des familles jouent au cerf-volant. Cette présence de parents et d'enfants me rassure. Tramant mon pantalon en charpie, je m'approche d'un père et de son garçon, obnubilés par leur oiseau dans le ciel. Je commence à parler:
– Faites attention, il y a un chien fou sur la falaise. Il m'a attaqué là-bas!
Le jeune père me regarde niaisement. Il me prend pour un dérangé. Sans un mot, il se retourne vers son fils, préoccupé par les performances de l'engin qui s'abat en vrille, non loin de moi.
Je dois avoir l'air cinglé. Je marche encore vers la demeure de Solange qui n'est pas rentrée. La femme de ménage est partie. Seul dans la maison, je téléphone à la gendarmerie: ce chien est dangereux; il pourrait tuer quelqu'un. Le préposé prend note. Il ne semble pas comprendre, lui non plus. J'insiste:
– Au bord de la falaise! Un berger allemand! Dépité, je me rends dans la salle de bains pour
désinfecter ma jambe. J'attends mon amie. Je voudrais lui parler, lui raconter ma mésaventure. À sept heures, le téléphone sonne. Je me précipite. De nouveau la gendarmerie. Le préposé demande s'il est bien chez Solange.
– Oui, je suis un ami. C'est moi qui vous ai appelé, tout à l'heure.
Un peu gênée, la voix de l'homme reprend:
– Votre amie vient d'avoir un grave accident de voiture, à l'entrée du village. Une ambulance l'a conduite à l'hôpital de Dieppe.
Je planais comme un idiot. A présent, les images se télescopent: voiture disloquée, ambulance filant vers l'hôpital, chien fou, chasseurs sadiques… Mais ce n'est pas un cauchemar et l'accident de Solange m'oblige à réagir. Après quelques instants de prostration, je téléphone aux renseignements pour trouver le numéro de sa fille. Elle m'annonce son arrivée par le dernier train de Paris; puis j'appelle un taxi pour filer à l'hôpital
de Dieppe.
Le gendarme a parlé d'un accident grave. Solange serait dans le coma. Ma jambe me fait mal mais cela n'a plus d'importance. Le chauffeur me parle et je réponds évasivement. Un chien traîne au bord de la nationale. Je frémis comme si cette créature allait bondir sur le pare-brise, mais c'est un bâtard affamé qui nous regarde tristement. Le soleil de juin brille toujours sur la mer, quand j'entre dans l'atmosphère désinfectée des urgences. Mon amie est en salle d'opération. Impossible de la voir. J'attends sa fille à la gare, puis nous retournons à l'hôpital avant de regagner la villa. Jusqu'au milieu de la nuit, je me retourne entre mes draps en écoutant des aboiements qui résonnent au loin. Je revois l'animal et sa gueule haineuse. J'aurais dû accompagner Solange au lieu de partir sur la falaise.
Le lendemain matin, nous la retrouvons sur son lit, inanimée, respirant difficilement. Des tuyaux sortent du nez et de la bouche. Sa poitrine nue se gonfle et se relâche péniblement. Emmaillotée dans une blouse stérile, sa fille lui prend la main et parle doucement. Intimidé, j'articule quelques mots pour assurer ma vieille amie que nous attendons sa guérison. Le médecin semble perplexe. Arrivés à la maison, nous apprenons que tout est fini.
Soudain, comme dans une conversation interrompue, je comprends que nous ne nous parlerons plus, qu'elle ne sera plus jamais là, près de moi. Hier nous étions ensemble, ce soir nous sommes très loin et je commence à pleurer.
La veille de l'enterrement, incapable de trouver le sommeil, je descends faire quelques pas dans le parc. Il est minuit. Cette maison dans la nuit, toutes ces images de moi-même, ici, à dix-sept ans, vingt-cinq ans, trente ans, marchant près de ma vieille amie, me font de nouveau sangloter. Je voudrais lui parler, mais elle s'éloigne encore.
Le lendemain matin, à la sortie de l'église, le cortège funèbre se dirige à pied vers le cimetière communal. Des gens s'embrassent, d'autres sourient. Les attitudes banales gagnent en intensité, Tandis que le prêtre récite ses prières au-dessus de la tombe, je regarde les champs de lin bleus bercés par le vent chaud. Plus loin, j'aperçois les falaises de craie et de terre rouge, le pré où je me promenais l'autre jour, le bosquet d'où a surgi le chien, au moment où un camion pulvérisait la voiture, la mer qui nous regarde sans s'expliquer davantage.
8 DAVID ET ARNAUD
Seras-tu prêtre du Seigneur?
Paris s'est vidé de ses Parisiens. Le soleil chauffe les rues désertes; les touristes se regroupent autour des monuments. Plusieurs fois, David a rappelé son nouvel ami journaliste, mais il est tombé sur un répondeur. Il est retourné place Saint-Ger-main-des-Prés, où Toutankhamon lui a demandé de ne pas revoir Ophélie – menacée de crise à chaque nouvelle rencontre avec son «admirateur américain». Elle a trouvé un job à La Bohème, un restaurant touristique de la butte Montmartre où elle chante des romances jusqu'à la fin de l'été.
David lit des livres aux terrasses de café. Il flâne dans la ville, arpente les musées. Hier soir, il s'est rendu dans un music-hall. L'affiche annonçait «Une revue à la française», mais les danseuses nues ressemblaient à des pin-up de Las Vegas. Elles chantaient en anglais des refrains disco, entrecoupés de projections vidéo sur la vie des dinosaures.
Ce soir, il déambule près de l'île de la Cité. Le long des quais, plusieurs bateaux à roues du Mississippi présentent des spectacles sur Paris. Quittant la berge, David remonte l'escalier vers Notre-Dame. Il est minuit, mais une foule très dense converge vers la cathédrale. Au pied du porche gothique, une immense estrade métallique est éclairée par des projecteurs. Encore quelques mètres et David débouche sur le parvis, noir de monde. Assis par terre, accroupis au pied des deux grandes tours, des milliers de jeunes regardent le podium d'où s'élève un chant, scandé par les guitares et les claviers amplifiés:
Sur scène, une rangée de prêtres en aube entonne les couplets dans toutes les langues: français, anglais, espagnol, allemand, chinois. Dans le public, des milliers d'yeux scintillent et les jeunes de tous pays reprennent le refrain: boy-scouts zaïrois, Vietnamiennes en tenue de bonnes sœurs, ou simplement jeunes habillés en jeunes: bourgeois proprets, grunge déchirés, étudiants, footballeurs. Certains portent des croix, d'autres des tee-shirts Che Guevara. Ils brandissent des cierges qui brillent dans la nuit devant Notre-Dame. Le vent fait parfois frémir la lueur, mais les jeunes mains protègent des milliers de flammes. À la fin du refrain, une femme s'approche du micro et sa voix retentit: