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Vêtue d'une longue robe mauve, elle s'exprime avec un timbre rauque de vieille entraîneuse. David marche dans la foule, tandis que la voix répète sa supplique, adressée à chacun des milliers d'ados chrétiens:

Will you become a priest of the Lord?

Les mots font trembler le mur d'enceintes acoustiques, dressé autour de la cathédrale comme une sono de festival pop. Puis le chœur reprend sa litanie new-age. Le refrain tourne inlassablement sur une musique planante:

Esprit saint, esprit du Père, fais-nous entrer dans l'amour…

David s'assoit sur un muret pour mieux observer les pèlerins. Dispersés aux points stratégiques, les membres du service d'ordre portent des tee-shirts couleur vert pomme; ces jeunes chrétiens des deux sexes évoluent par petits groupes pour intervenir en cas de malaise, en liaison avec les cars de la Croix-Rouge. Ils accomplissent leur devoir de secourisme en chantant, canalisent les mouvements pour que cette foule entre dans l'amour en bon ordre. Mais ils n'ont guère besoin de se fâcher, tant l'assemblée semble animée par un même désir de prière et de paix. Au dos des tee-shirts de la sécurité figure en grandes lettres le mot:

Volontaire

Et plus bas, en petites lettres:

Avec le soutien

des hypermarchés Auchan

Un prêtre avance sur scène. Cinquante projecteurs captent son corps couvert d'un scapulaire blanc. Il agite les bras pour scander le refrain, telle une hôtesse de l'air indiquant les manœuvres religieuses de sécurité. Au fond de l'estrade, sous les sculptures médiévales du portail, les évêques coiffés de mitres évoquent plutôt un tribunal d'inquisiteurs. La foule reprend avec la ferveur d'un festival hippie gavé de joints et d'acides:

Fais-nous entrer dans l'amour…

David arrive de l'autre côté du parvis. Installé sous un arbre, un groupe de garçons à moto prie avec les autres. Un grand jeune homme blond tire des taffes de cigarettes en chantonnant. Sa croix de bois tombe sur le tee-shirt blanc où est inscrit un slogan en faveur des préservatifs. Près de lui, un brun à cheveux longs porte un col d'ecclésiastique sous son blouson de moto. On dirait un séminariste. Appuyé contre sa Yamaha, il se penche vers un troisième et chuchote quelques mots en tenant tendrement sa main.

La foule chante toujours. Battant la mesure, le prêtre se déhanche comme un gogo boy très lent. Le public ondule de droite à gauche puis de gauche à droite. Quelques skinheads calmes chantent avec les autres. Le silence retombe et l'on entend à nouveau la voix de vieille entraîneuse, lisant quelques pages sur la vocation:

Dans le cœur de l'église, je serai l'amour…

Le regard du grand blond à la cigarette se tourne en souriant vers ses copains:

– C'est de sainte Thérèse.

La foule reprend son refrain, balayée par des vagues souples de projecteurs. Puis, sur un signe du prêtre, tous les jeunes se lèvent d'un seul mouvement pour reprendre le refrain, deux fois plus fort. Une mère berce son gamin de quatre ans affalé dans ses bras. Une baba cool à bandeau dans les cheveux chante, l'air exalté, en brandissant une boîte de Coca-Cola. Les éclairages balancent des effets de couleurs sur Notre-Dame, rosé, verte et bleue. La mélopée devient plus intense. Enthousiasmé par cette ferveur, un évêque parle de la Vierge Marie avant d'annoncer:

– La croix de l'année sainte va maintenant se rendre au futur centre de congrès internationaux, quai Branly.

Le signal du départ est donné. Quittant la scène par un escalier, une douzaine de jeunes prêtres entrent dans la foule en brandissant une énorme croix de bois. Ils rayonnent. Le monde n'existe plus. Paris n'existe plus. Curés, laïcs, jeunes, les voilà chez eux, au pays de l'amour, au pays de sainte Thérèse, de la musique planante et des grands magasins Auchan. Pendant que le cortège s'ébranle, un prêtre retourne au micro pour préciser, d'une voix sacerdotale un peu pincée:

– Ceux qui ne participent pas à la procession sont invités à regagner le métro pour rentrer chez eux. Le RER et le métro s'arrêtent à une heure du matin.

Les faisceaux lumineux suivent la croix qui remue, ondulent sur les corps en mouvement, tandis que s'élève un dernier refrain lancé par les ecclésiastiques:

Magnificat, magnificat!

Des Français en short chantent «Magnificat». Des religieuses mexicaines ramassent leurs chaises pliantes en chantant «Magnificat». Un étudiant frêle du service d'ordre essaie de faire la circulation en chantant «Magnificat», mais personne ne suit ses instructions. Le prêtre organisateur revient vers le micro pour préciser, très administratif:

– Un rectificatif: le RER s'arrête à minuit, le métro à UNE heure. Si certains d'entre vous sont perdus, ils peuvent se retrouver au bas de la statue de Charlemagne.

Où David entre dans l'amour

David décida de se laisser porter. La foule s'engageait sur le pont vers la rive gauche. Appuyé contre sa moto, le séminariste en blouson de cuir tenait toujours la main de son petit ami. Mais le grand blond suivait les pèlerins, marchant près de David au milieu d'un groupe de religieuses philippines hilares. Il dressait ses joues imberbes en chantant «Magnificat» et regarda l'Américain avec un sourire. Comme David lui renvoyait la politesse, le blond saisit sa main pour l'entraîner au cœur de la ronde. Heureux, il chantait les versets à tue-tête, puis il serra plus fort les doigts de son camarade et le considéra avec une amitié pleine d'énergie, en déclarant:

– La vie est belle, Jésus veille sur nous.

Ils marchaient avec les autres, derrière la croix de l'année sainte, en direction du palais des Congrès. Ordinairement pudibond dans les contacts physiques, David n'éprouvait aucune gêne à tenir la main de l'autre. Il avançait, léger, auprès de ce compagnon surgi spontanément, tel un jeune chrétien des années cinquante, avec sa croix et ses cheveux courts. Ils se serraient au milieu des scouts et de la foule catholique, emportés par la houle qui dévalait à présent le boulevard Saint-Germain. David ne connaissait pas ces refrains liturgiques mais il croyait à la beauté des rites séculaires. Comme le Français chantait toujours en le regardant de façon pressante, il entonna d'une voix un peu fausse:

– Magnificat, Magnificat.

Il s'interrompit aussitôt, craignant le ridicule. Mais l'autre le serrait plus fort:

– Vas-y, n'aie pas peur!

Ils se tenaient fraternellement, sous le regard protecteur d'un moine chinois portant des lunettes à triple foyer. Tout en avançant vers le centre de congrès, ils se présentèrent:

– Je m'appelle Arnaud. J'ai vingt ans et j'ai choisi de servir le Seigneur. Je vais entrer au séminaire. Et toi?

– Je suis américain, en voyage à Paris pour quelques mois. En fait, c'est plutôt l'art français qui m'intéresse.

– Tu sais, l'Église commande beaucoup d'œu-vres à des peintres, à des sculpteurs. L'art, c'est une autre façon de s'élever vers Dieu.

Tandis qu'Arnaud prononçait ces mots, ses jarrets poilus, dépassant du short beige, piétinaient le trottoir derrière la croix de l'année sainte. La foule s'éclaircissait au fil des stations de métro, mais plusieurs centaines de pèlerins et de religieux continuaient le chemin pour rejoindre leur cantonnement: des tentes aménagées par la ville sur le chantier d'un futur centre de congrès, à l'occasion des Journées chrétiennes de la jeunesse. Se mêlant au groupe, quelques zonards venaient taper des clopes; les chrétiens fumeurs offraient leurs paquets avec complaisance. Arnaud questionnait David: