– Tu as une petite amie? – Non, non…
– Tu as peut-être un petit ami?
– Non plus…
– Tu sais, ça ne me dérange pas. Malgré les déclarations du pape, l'Eglise de France évolue beaucoup sur cette question.
Dans les rues d'East Village, David avait croisé toutes les sortes de gays répertoriés sans tellement s'y intéresser. Mais Arnaud le séduisait par quelque chose d'exotique: un mélange de vieux monde et de ferveur moderne. Jusqu'à une heure avancée, il s'assit en tailleur avec les autres sous la grande tente où reposait la croix. Il écouta l'assemblée prier, sans comprendre. Tandis qu'un prêtre lançait des sujets de réflexion, Arnaud enlaçait les épaules de l'Américain et appuyait sa tête pour méditer avec lui. De grosses filles se retournaient et les dévisageaient avec envie. Après l'office, le blond manifesta cependant une sorte de gêne. Les chrétiens allaient se coucher dans leurs duvets et il s'excusa:
– Je dois rentrer à la maison Sainte-Bernadette où j'habite avec les futurs séminaristes.
Une chaleur teintait son visage. Coupant court à deux heures de tendresse, il tendit à David un bras raide en prononçant:
– Salut.
L'Américain serra sa main, un peu triste que la rencontre finisse déjà. Il s'éloignait de la salle de prière, quand il entendit:
– David!
Arnaud revenait, dans un élan pour expliquer:
– Tu sais, ce sont les vacances! Il fait trop chaud à Paris. Si tu veux, je pars la semaine prochaine dans une abbaye. Viens faire un tour. Ça ne coûte rien. Tu verras des villages où rien n'a changé.
David nota son numéro de téléphone.
L'esprit d'entreprise
La semaine suivante, il descendait d'autocar sur une route départementale du Val-de-Loire. Arrivé quelques jours plus tôt, Arnaud lui avait donné les indications nécessaires: marcher en direction du village pendant un kilomètre environ, jusqu'aux portes du monastère.
Traînant sa valise à roulettes, David portait un blue-jean, une chemise à carreaux et son chapeau de paille. Il avançait sur le chemin, entre le talus plein de mûres et les prairies desséchées. Quelques mouches bourdonnaient contre son visage. Au milieu des prés s'élevait un mur de vieilles pierres et le voyageur se demanda s'il arrivait, enfin, à la source épargnée. Le même paysage aurait pu figurer dans un tableau de la Renaissance. Voyant émerger en pleine nature les ruines d'une église gothique – dont les arches moussues laissaient deviner le transept et les bas-côtés -, l'Américain éprouva un sentiment de bien-être.
Une rivière s'écoulait au creux de la vallée. David traversa le pont, regarda l'eau claire entre les algues vertes. Le mur de pierres se déployait à présent sur une grande distance et David comprit qu'il délimitait la clôture du monastère, enserrant les jardins et les bâtiments. Il grimpa sur le talus, et découvrit l'abbaye dans son ensemble, prolongée par un bois. Au centre, l'édifice principal ressemblait à un château, avec ses ailes recouvertes d'ardoise. Plus loin, on apercevait les étables et les granges. Marchant le long du mur, David eut la mauvaise surprise d'arriver sur un parking. Mais les touristes intimidés fermaient leurs portières délicatement; ils parlaient à mi-voix en franchissant le porche, pour accéder à la partie du monastère ouverte au public.
David entra dans le premier bâtiment, un magasin de souvenirs où flottait une odeur de cire et d'encens. Sur les présentoirs, une multitude d'articles religieux s'offraient aux consommateurs: vies de saints, chapelets, icônes, images pieuses et autres livres de prières destinés à satisfaire la demande du marché spirituel et les besoins du monastère en liquidités. Trois bigotes choisissaient des bibelots coûteux et les achetaient fièrement. Les touristes ordinaires se contentaient de cartes postales. A la caisse, un moine en robe noire encaissait avec une froideur professionnelle, tandis que deux moinillons de trente ans renseignaient la clientèle, faisaient les paquets, réassortissaient les rayons. Comme David restait immobile avec sa valise, l'un des novices se précipita en glissant sur ses sandales avec une disponibilité de vendeur de prêt-à-porter:
– Je peux vous renseigner?
L'Américain expliqua qu'il rejoignait, pour quelques jours, un ami séminariste. Le novice rougit:
– Ah 1 tu es un copain d'Arnaud? Bienvenue à l'abbaye. J'appelle tout de suite le père hôtelier.
Cinq minutes plus tard, un petit moine tonsuré d'une cinquantaine d'années, vif comme un souriceau, entrait dans la pièce et trottait vers David. Il dressa son nez pointu et se présenta:
– Père Musard. Heureux de vous accueillir. Venez avec moi.
Puis il fila dans l'autre sens, suivi par David. Au fond de la boutique, une porte en chêne s'ouvrait sur un jardin soigneusement entretenu. Les allées de gravier convergeaient vers un jet d'eau. De part et d'autre se dressaient les bâtiments.
David apprécia d'entrer dans ce monde clos, préservé des intrusions touristiques. Quelques moines grimpaient vers le bois, deux par deux; d'autres traversaient rapidement la cour, comme appelés par des tâches urgentes. Ni voiture, ni musique, ni bruit de fond; rien sauf le tintement régulier de la fontaine. Le vieux fil de l'histoire se prolongeait ici, indifférent aux bouleversements politiques et sociaux. L'idée que tout se passait exactement comme au Moyen Âge enchantait le nouveau venu, lorsque retentit une sonnerie de téléphone portable. Le père Musard plongea précipitamment la main dans la poche de sa robe et sortit son mobile pour annoncer:
– Père Musard, j'écoute… Bonjour père Tron-chard, que puis-je faire pour vous?
Il régla en quelques mots une affaire d'intendance, puis rangea le combiné dans sa poche en s'excusant:
– Nous courons tout le temps, nous sommes débordés. C'est un moyen pratique pour nous joindre d'un bout à l'autre de l'abbaye…
Levant sa tête de fouine, il précisa:
– Autrefois, nous utilisions les cloches. Au nombre de sonneries, chaque moine savait quand on l'appelait au parloir. C'était un système un peu ringard!
Le père Musard entraîna son pensionnaire vers l'hôtellerie. Ils grimpèrent un escalier de pierres sculptées jusqu'au troisième étage. Découvrant sa cellule, l'Américain fut enchanté par le lit en bois, la fenêtre donnant sur le parc, la table de travail, le lavabo et la cuvette. L'hôtelier paraissait un peu gêné:
– Dites-moi, David… Vous êtes baptisé?
Il avoua que non. Le moine parut enchanté:
– Il n'est jamais trop tard. Je vais vous prêter quelques livres.
David aurait aimé fouiller parmi les antiques manuels de la bibliothèque, mais le père Musard avait son idée:
– Le père bibliothécaire vient d'acquérir, pour les jeunes, une excellente collection, très vivante: je vais vous prêter La croix et le poignard, une histoire de dealer qui rencontre le Seigneur. Sympa, non?
N'osant le contredire, David hocha la tête. Le père Musard fila chercher la précieuse documentation, tout en indiquant la chambre d'Arnaud:
– Votre ami est au numéro douze. Et il s'effaça.
Dès que le moine fut sorti, David alla frapper à la porte douze. Une voix chrétiennement courtoise répondit:
– Entrez!
Il tourna la poignée. Arnaud se tenait à son bureau, torse nu, crayon à la main, penché sur une pile de livres théologiques. Apercevant David, son visage s'éclaira. Il se leva, s'approcha puis le serra dans ses bras comme un amoureux. Troublé par cette intimité, l'Américain finit par s'asseoir sur le coin du lit. Il raconta son voyage, avoua son éton-nement devant le téléphone portable et les lectures du père Musard. Arnaud éclata de rire. Effectivement, le père hôtelier rêvait de sympathiser avec les «jeunes» en se mettant au goût du jour:
– On rencontre des personnalités incroyables dans une communauté religieuse!