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Au même moment, le moine passait la tête par l'entrebâillement et entrait, chargé de lectures pour David. Puis il s'esquiva avec un rire nerveux.

Dix minutes plus tard, Arnaud entraînait son camarade à la découverte de l'abbaye. David apprécia les beautés anciennes: l'austère réfectoire roman avec sa voûte en berceau, le cloître ombragé, le cimetière sous les arbres, le belvédère d'où l'on apercevait la Loire. Dans le bois, les chemins semblaient creusés par des générations de moines. Mais l'Américain éprouva une vraie déception en constatant que les étables et les poulaillers étaient vides. Occupé à tailler les rosiers, un vieux frère jardinier expliqua que, depuis dix ans, l'abbaye avait abandonné la culture et l'élevage pour s'approvisionner dans un hypermarché voisin. Il soupira:

– Il paraît que c'est plus rentable, au niveau de la gestion.

David n'admettait pas qu'un monastère s'organise hors du principe d'autarcie – grâce auquel il traversait les siècles, résistant aux guerres et aux famines. Le frère jardinier haussa les épaules, mais l'Américain insistait:

– Ça ne vous coûterait rien de produire vous-mêmes, puisque vous n'êtes pas payés!

– Expliquez-le à la direction! Le problème, c'est qu'en travaillant aux champs les moines ne travaillent pas aux ateliers. Et les ateliers rapportent davantage.

David n'avait pas songé à l'artisanat. Il imagina les alambics où les pères fabriquaient des élixirs aux plantes. Était-il possible de visiter? Le moine hocha la tête négativement puis se tourna vers ses buissons. Reprenant la promenade, Arnaud tenta d'expliquer à David:

– Il n'ose pas te le dire, mais l'abbaye développe, depuis dix ans, plusieurs ateliers de pointe: assemblage de PC… Ils sont très minutieux, d'où une excellente plus-value. Une abbaye moderne fonctionne comme une véritable entreprise.

Une cloche, au loin, annonçait le début du prochain office. Arnaud entraîna David vers l'entrée de l'église.

Il vaut mieux arrêter maintenant

Ils bavardèrent longuement pendant ces trois jours. Arpentant les jardins, se retrouvant dans la chambre de l'un ou de l'autre, David et Arnaud échangeaient des idées sur la vie monastique – défendue par l'un du point de vue religieux, par l'autre du point de vue esthétique. Complices, ils observaient les comportements des ecclésiastiques, toujours agités, du jardin à l'atelier et de la comptabilité à l'église. David avait une préférence pour certains vieillards ventrus qui semblaient vivre pour manger comme des moines de Rabelais. Les jeunes trahissaient trop visiblement leur névrose mystique. Ils perdaient la tête dans les vapeurs d'encens; puis ils se retrouvaient à la «récréation» et riaient entre eux comme des demoiselles. Entraîné par David, Arnaud riait de bon cœur, sans montrer un excessif respect de la chose religieuse:

– Tu sais, dans l'Église, on aime bien aussi déconner!

Mais dès qu'il arrivait sur les bancs de l'abbatiale où les moines psalmodiaient, le futur séminariste recouvrait son ardeur pour plonger ses doigts dans l'eau bénite, les tendre à son voisin, s'agenouiller, joindre les mains en dressant le visage vers la croix, puis fermer les yeux et demander pardon.

Arnaud était né dans une famille de bourgeois fauchés qui, après Mai 68, avaient opté pour l'engagement ouvrier. Chrétiens de gauche, ses parents luttaient à l'avant-garde de l'Église. Dans leur paroisse de banlieue, ils avaient lancé les messes rock et les mouvements pro-immigrés – ce qui avait produit chez leur dernier fils une réaction imprévue. Depuis l'enfance, il aimait la liturgie traditionnelle. À regret, ses géniteurs l'avaient vu renoncer à l'idéal progressiste, sous l'influence d'un aumônier réactionnaire. Dans les conversations, il mettait une paradoxale énergie à défendre la famille, le mariage et même les positions de l'Eglise contre l'avortement. Ses frères et sœurs n'y voyaient qu'une provocation, mais l'annonce de son entrée au séminaire était tombée comme un coup de grâce. Accablés, ils avaient fini par considérer que la tolérance chrétienne devait tout supporter, même un futur curé.

David ne partageait pas ces idées conservatrices, mais il comprenait la nostalgie d'un monde disparu. Il trouvait seulement assez étrange la façon dont s'emmêlaient, chez son ami, le dogme religieux et l'aspiration homosexuelle.

Depuis leur première rencontre, David et Arnaud éprouvaient une certaine attirance mutuelle. Le troisième soir, ils regagnèrent leurs cellules après l'office des compiles, à l'heure où les moines n'ont plus le droit de parler. Marchant sur les graviers du parc, ils écoutaient les cloches sonner avant la nuit. Soudain, Arnaud saisit la main de David; il avala sa salive et demanda, dans un mélange de gêne et d'exaltation:

– David, il faut que je sache… T'es gay? L'Américain, qui détestait ce mot, fit un effort

pour répondre:

– Gay? Oh non certainement pas… Mais je suppose que je dois être un peu pédé de temps en temps.

Figé au milieu de l'allée, Arnaud s'exclama:

– Ne te défends pas, David, c'est merveilleux d'être gay! Cette liberté de former un couple avec un autre homme. Moi, j'ai longtemps hésité, je t'assure. Pour moi, c'était vivre avec un ami ou me donner à Dieu.

L'Américain n'avait aucune envie de «former

un couple» avec qui que ce soit. Mais quelques secondes plus tard, au milieu de l'escalier, Arnaud fondit sur sa bouche et David y trouva un certain plaisir. Puis comme ils arrivaient devant leurs chambres, Arnaud se renfrogna. Glacial, il s'éloigna en affirmant:

– Il vaut mieux arrêter maintenant. Bonne nuit.

Freiné dans son excitation, David ouvrit sa porte en considérant que le christianisme était décidément compliqué. Il se lava les dents, se coucha, lut quelques pages d'un traité historique que le père Musard avait fini par lui prêter – quoique étonné par l'intérêt d'un jeune pour l'archéologie. À peine éteignait-il la lumière que la porte grinçait. La grande silhouette d'Arnaud apparut dans le clair de lune, vêtue d'un slip kangourou. Le séminariste vint se glisser entre ses draps et prononça:

– Pardonne-moi, David, je t'aime.

Il l'enlaça fiévreusement et commença à pousser des soupirs. Malgré les grincements du lit, David se prêta au jeu. L'acte sexuel consommé, il se réjouissait de dormir tendrement. Mais presque aussitôt, Arnaud bondit hors du lit en criant:

– C'est absurde, ce que nous venons de faire! Cherchant un secours, il finit par tomber à genoux devant le crucifix accroché au mur. Il commença à bredouiller une série de Notre Père et de Je vous salue Marie. Puis il sortit, sans dire un mot. La sexualité n'avait jamais occupé une très grande place dans la vie de l'Américain, quoiqu'il se sentît plutôt attiré par les garçons de son âge, dans une sorte de pulsion narcissique. Arnaud lui plaisait bien; mais déjà leur rencontre butait sur un mécanisme où le désir et la culpabilité semblaient destinés à s'annihiler. Le lendemain matin, ils prirent le petit déjeuner au réfectoire, sans un mot. À la messe, Arnaud priait avec une ferveur décuplée. Après la communion, il se tourna vers David en rayonnant, comme pour signifier que le Seigneur les protégeait dans ce calvaire.

Le déjeuner se déroulait habituellement en silence, sous les voûtes du réfectoire. Assis tout autour de la salle, les moines encadraient les hôtes installés au milieu à une grande table. Juché à la tribune, un prêtre chantait des lectures sur un ton monocorde. Une épître de saint Paul accompagnait l'entrée. Les mémoires de Churchill agrémentaient le plat de résistance et les moines attendaient ce feuilleton comme d'autres guettent le téléfilm de l'après-midi. David écoutait attentivement, légèrement agacé par les regards insistants des moinillons à la table d'en face. Ils le contemplaient en rougissant, puis pouffaient de rire dans leur assiette avec des manières pleines de grivoiserie et de péché.