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– Voici ton père.

Le barman se figea un instant, avant de miauler:

– Alors, c'est toi mon choupinet? Quelle émotion! Viens embrasser ton papa.

David recula. Il ne pouvait croire que cette créature soit le destin du globe-trotter qui, vingt ans plus tôt, sortait avec sa mère à New York. Lucienne tenta de se justifier:

– À l'époque, je croyais que j'aimais les filles. Je ne pensais pas devenir une vraie folle.

Il eut un petit rire avant d'ajouter:

– Quelle émotion tout de même!

Ivre de bonheur, Arnaud jubilait:

– Nous sommes tous des folles, et cela est mer-veilleux: le père, le fils, le mari… C'est ainsi. Nous portons ces gènes parce que Dieu nous les a donnés.

Cloué sur place, David embrassa Lucienne qui tendait la joue, avant de courir à l'autre bout du bar pour répondre à l'appel d'un faux camionneur:

– J'arrive ma poule…

Revenant vers les deux amis, elle bredouilla:

– Si j'avais imaginé que j'avais fait un beau grand garçon comme ça.

Puis il demanda à David:

– Dis-moi d'abord, comment va Roselyn?

– Quelle Roselyn?

– Bah! ta mère, voyons… On n'a passé que deux nuits ensemble, mais je me rappelle son prénom.

David éprouva un soulagement. Il y avait peut-être une erreur. Reprenant sa respiration, il posa quelques questions sur le lieu, la date, le jour, les circonstances de la rencontre à New York. Cinq minutes plus tard, il avait la conviction que Lucienne n'était pas son père. S'emparant du premier indice, Arnaud s'était excité dans une histoire de famille qui ne tenait pas debout. Alors, seulement, David les regarda dans les yeux, l'un et l'autre, puis déclara froidement:

– Vous êtes complètement dingues 1 Premièrement, je me moque de savoir qui est mon père, et d'ailleurs ce n'est pas vous. Désolé, Lucienne.

Quant à toi, Arnaud, tu commences à me gonfler avec tes histoires de père, de mère, de Dieu et de cul. Il vaut mieux que tu retournes à ton séminaire. Je laisserai tes affaires à la réception. Viens les chercher ce soir, je ne veux plus te voir.

Furieux, il se dirigea vers la sortie du bar, tandis que les deux gays, décontenancés, lançaient des cris derrière lui:

– David, mon chéri!

– Mon choupinet, tu abandonnes déjà ton papa?

David marcha dans les rues du Marais, exaspéré par ces clichés qui parlent toujours de la même chose: pédés déguisés en flics et en militaires, folles déguisées en curés, caves obscures et glauques destinées à la frustration sexuelle, histoires de religion, d'autorité, de famille, de pipi, de pardon: une accumulation de frénésie et de honte, étalée sur la vie; une guerre continuelle faite aux plaisirs qu'on peut avoir si facilement avec des hommes, avec des femmes, avec des jeunes ou des vieillards, pourvu qu'on dédaigne ce cauchemar de mort et de rédemption!

Mi-rageant, mi-sanglotant, il finit par s'asseoir à une terrasse de café, songeant au destin d'Arnaud qui deviendrait prêtre et pourrait ainsi, toute sa vie, contempler de jeunes scouts en se flagellant pour les mauvaises pensées qu'il assouvirait de temps à autre, déguisé en nazi dans des back-rooms. Ainsi soit-il! David préférait ses propres rêveries. À cet instant, il préférait même la jeune fîlle moderne qui s'affairait à la table voisine, autour d'une caméra DVD. Très pâle et très blonde, elle demanda à David la permission de le filmer quelques secondes – dans le cadre d'une installation vidéo qu'elle préparait pour son école, penchée sur sa machine avec un naturel déjeune robot, elle procéda à des réglages et enregistra quelques images. Puis elle reposa son appareil et la conversation s'engagea.

Elle s'appelait Cerise. L'origine américaine de David exerça une impression mitigée. Presque aussitôt, l'étudiante demanda s'il n'était pas consterné par le niveau culturel des Américains. Mais au moins, elle semblait vivre dans son époque, loin des vieux conflits eucharistiques et libidineux. Au lycée, un prof de lettres l'avait aidée à trouver sa voie. Elle entrait en seconde année aux Arts visuels.

Les piétons se succédaient devant le café, entrant et sortant des nocturnes du BHV. Certains cherchaient un restaurant, un bar gay ou un bar bi. Soudain, David aperçut, errant sur le trottoir, ce journaliste qui l'avait invité fin juin à la campagne. Il marchait, tête baissée. Quand l'Américain cria son nom, l'homme tourna la tête et parut effrayé. Puis, répondant au sourire de David, il finit par s'approcher, accepta de s'asseoir et commanda un demi.

9 HISTOIRE DE CERISE

Première vision de Cerise à une terrasse de café: j'observe'que cette étudiante pâle et blonde porte mal son prénom mais, en fait, je ne prête guère attention à son visage, masqué par une caméra numérique dont l'objectif semble braqué sur moi. Assis près d'elle, David – ce jeune Américain rencontré au début de l'été – m'a fait signe tandis que je passais dans la rue, enfermé dans mes idées noires. Cette rencontre humaine m'est plutôt désagréable car je n'ai aucune envie, aujourd'hui, d'accomplir un effort de conversation. Dans l'état morose où je flotte, accablé par la chaleur du mois d'août et les drames de l'existence, cette main amicale m'apparaît plutôt comme une ennemie: non pas un trouble-fête mais un trouble-dépression.

Malheureusement, mon organisation mentale veut qu'une politesse instinctive maquille toujours mes mauvais penchants. Quand je regarde l'existence avec dégoût et l'humanité avec mépris, un bon sourire se plaque sur mes lèvres, un comportement social positif prend le contrôle de mes gestes et me porte vers l'autre avec un plaisir apparent dans le rôle du type charmant, heureux de rencontrer son prochain. Au moment où je voudrais répondre à David: «S'il te plaît, lâche-moi on se connaît à peine!», la force positive peint sur mon visage une expression ravie. Il me croit vraiment heureux de le rencontrer, ignorant que seule une courtoisie tyrannique m'oblige à lui serrer la main.

Je ne résiste pas davantage quand il me propose de m'asseoir à côté de cette fille qui braque vers moi son objectif, telle une maniaque de la vidéo. Je cherche d'abord à gâcher leur conversation en énumérant mes soucis les plus ordinaires – sachant que nos soucis n'intéressent personne. J'évoque longuement cet article polémique sur la réglementation du stationnement refusé par mon rédacteur en chef avant les congés, sous prétexte qu'il connaît la belle-sœur du préfet de police. La vidéaste n'a pas levé l'œil de sa caméra. Mais tandis qu'elle suit l'image reproduite sur un écran à cristaux liquides, je l'entends simplement prononcer:

– Vachement intéressant. Ça ne vous dérange pas que je filme? C'est dans le cadre d'un travail pour une installation vidéo.

Un instant, je me demande si elle se moque de moi, mais l'objectif se redresse, tel un museau d'animal familier, et je comprends qu'elle est sérieuse; ce qui m'encourage à faire plus mauvaise impression encore. Me retournant vers David, je prononce d'une voix fâchée:

– En plus, ma meilleure amie est morte d'un accident de voiture, quelques jours avant qu'on refuse mon article! Tous les ennuis la même semaine.

Il doit regretter de m'avoir invité à sa table. Mais je ne suis pas décidé à m'arrêter:

– Tu te souviens de Solange, chez qui tu es venu en week-end? Eh bien, juste après t'avoir reconduit à la gare, elle s'est tuée à un carrefour.

L'Américain écarquille les yeux. Pour qu'il comprenne bien, j'insiste:

– Quand elle est morte, j'ai pensé que tu lui portais malchance. Mais ce n'était que le hasard.

Une buée d'émotion mouille les yeux de David. Je regrette d'être méchant, mais la fille tient toujours sa caméra, m'obligeant à jouer mon rôle de sale type. Soudain, Cerise relève la tête et me fixe dans les yeux en répétant: