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– C'est bien, ce que vous dites, cette vision superglauque!

Alors, seulement, je regarde avec plus d'attention son visage à la peau laiteuse, son petit nez rond et sa longue chevelure, comme une héroïne de conte allemand. Ses vêtements larges sortent d'une garde-robe des années soixante: chemise psychédélique, pantalon à pattes d'éléphant. Je me perds un instant dans ses yeux très clairs. Tandis qu'elle range sa caméra vidéo, je me retourne vers David avec un remords dans la voix:

– Excuse-moi, mais cette mort était si terrible, inattendue…

Soudain, je m'avise que la chaleur du jour est en train de tomber, que le journal est fermé jusqu'à la fin août, qu'au lieu de râler tout seul je pourrais boire quelques bières en leur compagnie.

La soirée se termine chez moi, dans l'appartement aux fenêtres grandes ouvertes où passe un vent chaud d'été. Nous écoutons une bossa-nova. Cerise fait tourner une cigarette d'herbe. Elle discute avec David, affalé dans un fauteuil, qui veut la persuader que tout était mieux avant. Il voit les années 1900 comme un foisonnement d'imagination. L'étudiante en arts visuels réplique qu'à cette époque on déplorait déjà la décadence, que les artistes novateurs étaient ignorés, qu'on exploitait les enfants dans les mines. Puis elle ajoute qu'elle a faim et je l'accompagne dans la cuisine. Elle me regarde en souriant préparer sa tartine. Vers deux heures du matin, David annonce qu'il rentre dormir. Cerise s'approche et murmure à mon oreille:

– Je peux rester ici, ce soir? Il n'y a plus de métro. Ça m'arrangerait.

Bouleversé, je bredouille:

– Oui… Bien sûr… Évidemment.,,

Assez froidement, elle répond «Merci» puis, très à l'aise, elle embrasse l'Américain qui referme la porte de l'appartement.

*

On dirait qu'elle m'a fait une proposition. Mais objectivement, elle n'a demandé qu'un lit; peut-être pense-t-elle au canapé du salon. Tandis que j'énumère les hypothèses, Cerise revient vers moi, un peu absente:

– Je vais me coucher. Ça ne te dérange pas si je dors près de toi?

Survolté par ce mélange de nonchalance et d'audace, je lui montre la chambre à coucher et lui propose le côté droit; puis je file dans la salle de bains, pressé d'accomplir une petite toilette. J'arrange mes cheveux, pour me présenter sous le meilleur jour à ma nouvelle maîtresse; j'ajuste l'élastique du caleçon sur mon nombril (exactement à la bonne hauteur, afin de masquer le ventre qui commence à s'arrondir). Je prends tellement le temps de bien faire que, lorsque j'arrive au lit, Cerise est déjà allongée sous le drap, profondément endormie. Elle a gardé son tee-shirt; un petit filet d'air s'échappe de ses lèvres pâles. Je la contemple un instant puis, dépité, je me couche à côté d'elle.

J'hésite à tenter une manœuvre d'approche. Plusieurs fois, je tends la jambe dans sa direction, mon pied frôle timidement ses mollets, j'espère une réaction mais je n'entends qu'un léger ronflement. Luttant contre l'excitation, je me tourne dans l'autre sens pour chercher le sommeil, quand deux bras s'accrochent à mon dos. L'apprentie vidéaste m'enlace de ses mains chaudes. Elle ronfle toujours. J'aimerais en profiter mais elle pourrait m'accuser de viol et le tribunal lui don-nerait raison. Je préfère me détacher par une série de glissements progressifs. Vers quatre heures du matin, je m'endors épuisé. Quand je me réveille, il est neuf heures et Cerise agrippe toujours mon épaule comme un gros bébé. Pour mettre fin à l'épreuve, je décide d'aller boire un café. Mais, au moment de sortir du lit, mon invitée se serre plus tendrement Elle insiste. Lentement, je me retourne. J'ai l'impression qu'elle dort, mais sa bouche s'approche de mes lèvres. Quelques instants plus tard, je comprends que nous sommes en train de faire l'amour.

Je n'ai jamais su vraiment si la sexualité exerce sur la santé un effet favorable. Des gens affirment que seuls les accouplements réguliers garantissent un bon équilibre physique et intellectuel; d'autres théories vantent les vertus de l'abstinence qui agirait comme stimulateur hormonal… Le débat n'est pas clos mais je peux affirmer que, ce matin-là, je me sens épanoui, l'esprit fouetté par un sang neuf lorsque, après une heure d'étreintes, je retombe paresseusement sur le matelas. Cerise s'éloigne sur la moquette puis elle revient, toute nue, munie de sa caméra numérique. Pendant quelques minutes, elle filme mon corps affalé sur les draps. Je lance quelques plaisanteries vers l'objectif. Elle range l'appareil en prononçant:

– Je dois partir. Si tu veux, je te laisse mon numéro de portable…

Le «si tu veux» me surprend. Ce corps de jeune fille a exercé sur moi l'effet d'un bain de jouvence et je suis impatient de recommencer. Mes sombres perspectives deviennent soudain radieuses et je serais prêt à l'épouser sur-le-champ. Or sa réplique -«si tu veux» – m'incite à garder raison, en considérant qu'il ne s'est rien passé. D'un point de vue moderne, nous devrions en rester là;j'ai même une certaine chance que Cerise me propose son numéro, aussitôt inscrit sur une feuille de papier. Les fesses à l'air, elle se dirige vers la douche, tandis que tintinnabule la sonnette de l'appartement.

Quoi encore? Énervé par l'employé des postes qui sonne chez moi en pleine idylle, à dix heures du matin, j'enfile un peignoir et me précipite pour rabrouer l'importun. J'entrebâille la porte qui, aussitôt, s'ouvre largement et me plaque contre le mur. Dans un nuage de Gitane filtre, la voix d'Estelle prononce:

– Alors, c'est bien, Paris au mois d'août? Je t'apporte un catalogue de papier peint. Il faudrait changer ces peintures blanches qui donnent à ton appartement un air d'hôpital. Le papier fleuri, c'est plus joli dans une chambre à coucher!

Pas le temps de réagir. Estelle est installée sur le canapé du salon, en train d'étaler ses échantillons. Après notre flirt du début de l'été, elle passait les vacances à La Baule avec son fils. J'avais oublié son retour cette semaine mais ce torrent d'attention, lui, ne m'a pas oublié. Je me rappelle que cette femme est plus ou moins ma maîtresse et que, simultanément, une autre femme – plus jeune et plus jolie – se trouve enfermée dans la salle de bains. Je songe aussi qu'entre l'inconnue d'hier soir et cette femme sincèrement amoureuse de moi, je choisirai sans hésiter la plus improbable. Je préfère toutefois repousser l'affrontement Estelle me regarde dans les yeux:

– Tu as bonne mine, ce matin!

Si seulement elle savait pourquoi. Mais non; Estelle est contente, prête à m'exposer de nouveaux projets pour nous deux. Je tente une esquive:

– Excuse-moi, je suis en plein boulot. Je préférerais te voir plus tard dans la journée. On parlera tranquillement

– Tu ne trouves pas tout de même que ce papier lilas serait joli dans ta chambre? Allons regarder.

– Je t'en prie, c'est un vrai bordel. Déjeunons ensemble si tu veux…

Mes propos sont interrompus par un bruit en provenance de la salle de bains. La porte claque puis nous entendons quelques notes chantonnées par une voix féminine. Estelle dresse la tête. Tandis que je cherche vainement une explication, Cerise entre dans le salon, vêtue seulement d'une petite culotte. Ses longs cheveux blonds dégoulinent de part et d'autre de son visage pâle; quelques gouttes font luire sa poitrine. Etonnamment décontractée, elle regarde Estelle en prononçant:

– Salut!

Puis elle disparaît dans la cuisine.

Ce qui m'offre l'occasion de constater, une nouvelle fois, l'extraordinaire complaisance de ma maîtresse officielle. Estelle réfléchit un instant, puis elle se tourne vers moi, ravie:

– Dis donc, ça marche avec les petites jeunes!

Cet intérêt pour les «petites jeunes» semble piquer sa propre curiosité. Presque aussitôt, elle se désintéresse de ma personne au profit de Cerise qu'elle rejoint dans la cuisine. Durant quelques minutes, je redoute le pire, les cris, les coups de couteau. En peignoir sur le canapé du salon, je m'apprête à intervenir. Soudain, j'ai la surprise d'entendre les deux voix féminines entremêlées dans des pépiements joyeux; elles parlent, elles rient et reviennent ensemble vers moi. Elles se connaissent déjà, mieux que je ne les connaîtrai jamais. Renonçant à m'excuser, j'admire le comportement d'Estelle qui ramasse son catalogue de papier peint, m'embrasse sur les deux joues puis regagne l'ascenseur en promettant: