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– On se fait un dîner tous les trois la semaine prochaine!

Soulagé, je retourne vers l'intérieur de l'appartement. Mais déjà Cerise, qui vient d'enfiler son pantalon, me quitte à son tour. Sans me laisser le temps de l'embrasser, elle dévale l'escalier de l'immeuble en criant:

– Appelle-moi, si tu veux.

*

Dès trois heures de l'après-midi, l'absence de Cerise me parut insupportable.

L'homme vieillissant se laisse gagner par des besoins affectifs, au détriment de la lucidité. Le flirt d'un soir prend l'importance d'une rencontre définitive. Dès quatre heures de l'après-midi, je me persuadai que Cerise éprouvait un urgent besoin de me parler. Notre fusion occupait probablement son esprit comme le mien. Je n'avais pas le droit de la négliger. Au lieu d'attendre quelques jours, je composai son numéro vers seize heures quinze et tombai sur le répondeur vocal. Je ne laissai pas de message mais je rappelai à seize heures trente. Au troisième appel, Cerise décrocha enfin et je prononçai la formule plusieurs fois répétée:

– Je voulais simplement te dire combien j'étais heureux de cette rencontre. J'ai adoré cette fraîcheur du matin dans tes bras!

Un silence répondit. Je distinguai au loin quelques éclats de rire, tandis que la voix détachée de Cerise demandait:

– C'est toi qui as téléphoné deux fois? Deux fois, mon numéro s'était inscrit dans la

mémoire de son portable espion. Je m'empêtrai dans des excuses:

– J'espère que ça ne te dérange pas… Mais je voulais te dire que j'étais vraiment content.

Cerise s'adressait à d'autres personnes autour d'elle. Comme un imbécile, je restais suspendu dans le vide. Soudain, elle revint vers moi:

– En fait, je ne peux pas te parler. Je suis au café, en train de filmer les clients. Vaudrait mieux qu'on se rappelle.

Je raccrochai lamentablement, persuadé d'avoir gâché, par impatience, l'idylle qui s'était nouée la veille. Cependant, une demi-heure plus tard, une nouvelle idée poussa dans ma tête: il fallait absolument rattraper cette maladresse. Seul un nouveau coup de téléphone, plus léger, plus détaché, parviendrait à gommer la lourdeur de l'appel précédent. J'hésitai longuement, pris dans une véritable torture mentale car, en insistant, je risquais de tout compromettre. Plein d'appréhension, je finis par composer le numéro de Cerise et tombai sur le répondeur vocal.

Je raccrochai. Avait-elle éteint volontairement l'appareil pour ne plus me parler? Quoi qu'il en soit cette nouvelle tentative, enregistrée par le portable, serait comptabilisée comme un point négatif. Le téléphone mobile jouait avec mes nerfs… D'un autre point de vue, le répondeur offrait un terrain neutre, idéal pour déposer un message spirituel, ciselé dans ses moindres inflexions. Ayant répété mon texte, je composai de nouveau le numéro du mobile, mais Cerise décrocha et mon élan se brisa en lambeaux de phrases:

– Ah pardon! C'est toi…Je pensais tomber sur le répondeur… C'était juste pour te dire… Enfin, je pensais qu'on aurait pu se voir ce soir…

Je battais en retraite, mais le second miracle se produisit: car Cerise ne faisait rien de particulier ce soir. On pouvait envisager de boire un verre ensemble. Elle ne repoussait pas l'idée de me retrouver et je raccrochai euphorique. Je m'apprêtai longuement pour notre rencontre, choisissant chaque vêtement, réfléchissant au lieu du rendez-vous. À vingt et une heures, je rappelai comme convenu mais je tombai de nouveau sur le répondeur, et encore plusieurs fois de suite. À vingt-trois heures, Cerise téléphona pour m'informer qu'elle s'était trompée, car elle n'était pas libre. Je poussai un gémissement. Elle se montra indifférente à mes plaintes.

Notre seconde rencontre eut lieu seulement trois jours plus tard, dans un café branché du XXe arrondissement où Cerise retrouvait habituellement ses amis, étudiants en arts visuels. Assise au milieu du groupe, elle portait un jean à moitié déchiré et un tee-shirt rosé bonbon qui remontait sur son ventre charmant, laissant voir un piercing enfoncé dans le nombril. Ses cheveux lisses encadraient le visage blanc aux lèvres pâles. Un tatouage hindou était collé sur son front. Elle ne bougea pas mais elle semblait contente de me voir et me présenta comme un journaliste qui avait fait du cinéma. Les artistes en herbe m'adressèrent des regards indifférents. Je voyais bien que, pour plaire à Cerise, il faudrait d'abord séduire son entourage. Je citai négligemment un réalisateur connu avec lequel j'avais travaillé et les étudiants m'accordèrent davantage de sympathie. Pour les provoquer, je me lançai dans un éloge du cinéma d'action américain; ils se dressèrent pour défendre la nouvelle vague et l'intimisme français. Ils se disaient rebelles; je les trouvai patriotes.

Derrière la conversation, mon intérêt se concentrait sur les réactions de la jeune fille, satisfaite chaque fois que je formulais un argument convaincant. À l'issue d'une prestation honorable, je l'entraînai une heure plus tard dans un restaurant chinois de Belleville. Un grand escalier orné de broderies rouges comme celui de l'Opéra grimpait vers la salle à manger. Cerise écouta mes explications sur ce mélange de brasserie parisienne et de kitsch asiatique. D'abord peu intéressée, elle partagea bientôt mon enthousiasme et passa la seconde partie du repas, caméra au poing, à fixer les ambiances de l'établissement, tout en enregistrant mes commentaires. Je lui demandai si cette ardeur correspondait au travail scolaire. Elle répondit que cela relevait aussi du journal intime.

Après dîner, Cerise m'invita chez elle. Tremblant d'émotion, j'entrai dans le minuscule studio de la rue de Ménilmontant. Accrochée près de la fenêtre, une affiche en noir et blanc représentait de jeunes acteurs français. D'autres objets formaient un décor familier d'adolescente: son lit couvert de coussins, son ours en peluche, la photo de ses parents sur une plage de l'Atlantique. Je pris Cerise dans mes bras et m'effondrai sur le nez de Winnie l'ourson. Avec elle, ma propre vie redevenait possible, aventureuse. Mes vingt ans d'avance devenaient vingt ans de retard, car il me semblait que j'avais tout à apprendre d'elle. Ses enlacements tendres, son ardeur erotique mêlant le sérieux de l'enfance et la fantaisie de la jeune

femme.

Je restai dormir chez elle. Le lendemain matin Cerise me filma sous la douche, dans le minuscule cabinet de toilette. Il me semblait que cette vie pourrait me combler: un studio, une apprentie vidéaste, de petits boulots qui me ramèneraient progressivement vers ma vocation artistique. Pour la première fois depuis des années, j'imaginais d'aimer une femme et je supposais que Cerise éprouvait des émotions aussi intenses. Naïvement,

j'annonçai:

– J'ai plusieurs rendez-vous aujourd'hui. Mais retrouvons-nous pour l'apéro. J'aime bien les bars de grands hôtels: que dirais-tu du Lutétia?

Cerise, devant le miroir, regardait un minuscule bouton qui lui déplaisait, sur son front. Assez froidement, elle prononça:

– En fait, je ne pourrai pas te voir ces jours-ci. Mon ami d'enfance arrive de Quimper. Il faut que je m'occupe de lui.

Cette phrase commença à instiller le poison. Assez nerveux, j'insistai, comme si quelques orgasmes me donnaient une priorité:

– Puisque c'est ton ami d'enfance, on peut très bien dîner ensemble, tu me le présenteras!