– Comment? Mais, on avait dit…
– Excuse-moi, j'ai un rendez vous!
Estelle nous regardait, dubitative, comme si cette situation confirmait sa théorie. Je suivis Cerise vers la sortie du restaurant en gémissant:
– Mais enfin, on a passé une journée merveilleuse…
Ce qui signifiait: «Je viens de t'acheter une robe chère etje pensais avoir mérité ma soirée d'amoureux.» Cette mauvaise logique produisit l'effet contraire. Arrivée sur le trottoir, Cerise tourna vers moi son visage et ses yeux vagues:
– Écoute, je t'aime bien, mais tu n'es pas l'homme de ma vie. Alors, si tu veux qu'on reste ensemble, laisse-moi tranquille.
Ces mots nie transperçaient. Une jalousie masochiste me poussait cependant à m'humilier davantage:
– Dis-moi seulement où tu vas! Peut-être que tu rentres dormir chez toi et que tu ne veux pas me le dire! Et si tu retrouves quelqu'un, je préfère le savoir.
Le nez de Cerise se plissa avec mépris. Furieuse, elle avait sorti la caméra de son étui, dirigeait l'objectif vers moi et me filmait en train de pleurnicher, comme pour me faire prendre conscience du ridicule de la situation. Puis elle m'abandonna sur le trottoir et se dirigea vers le métro.
Je rentrai chez moi en sanglotant. Toute la nuit, j'imaginai Cerise dans les bras d'un autre, et cette idée me torturait. Elle ne m'aimait pas, je criais «méchante». Puis je composais son numéro de téléphone et laissais un message d'excuses pour mon comportement de tout à l'heure. Chaque fois, j'espérais l'entendre décrocher, mais le répondeur s'enclenchait et je retombais sur mon lit, les yeux mouillés, songeant à son corps serré contre un autre. Cerise n'avait aucun devoir envers moi, niais l'idée qu'elle préférait un amant de son âge m'était insupportable. Je n'étais qu'une distraction.
À dix heures du matin, on sonna à la porte. Je me dirigeai vers l'entrée, prêt à me consoler dans les bras d'Estelle, chargée d'échantillons de papiers peints. Après cette mauvaise nuit, sa présence me semblait presque réconfortante et j'ouvris la porte… Radieuse, Cerise entra dans sa nouvelle tenue pop et m'embrassa. Puis elle glissa entre mes bras sur le canapé. Entre deux caresses la jeune fille susurrait:
– Cela m'a fait de la peine de te laisser comme cela, hier soir. Tu étais pitoyable!
– Tu es trop cruelle! Pourquoi ce besoin d'en rejoindre un autre, alors que nous étions ensemble pour la soirée?
– Je ne sais pas. Il m'a appelée au restaurant. Soudain, ça m'amusait de le voir. J'avais déjà passé toute la journée avec toi…
– Jure-moi que tu m'aimes plus que lui, que je suis ton amant numéro un.
– Oui, tu es mon amant numéro un.
Septembre s'écoula dans cette alternance de fièvre et d'apaisements. La légèreté de Cerise décuplait ma jalousie. Je pleurais pour obtenir des serments d'amour mais, au lieu de l'attendrir, mes états nerveux l'éloignaient. Impassible, elle me regardait l'implorer puis retournait vers ses mystères. Et quand je croyais l'avoir perdue, elle revenait vers moi, disponible et charmante.
Ma vie suivait le rythme qui lui convenait. Prêt à la rejoindre quand elle le décidait, je lui offrais continuellement de nouveaux présents; promenades, sorties au spectacle, livres, disques, parfums, week-ends au bord de la mer… Mais tant de gages d'amour ne modifiaient pas ses exigences:
ne pas téléphoner certains jours, accepter l'existence d'autres amants. Elle me fit même promettre de passer mon chemin sije la croisais au bras d'un autre. La crainte de la perdre me faisait tout accepter. Je n'avais d'autre souci que de la retrouver pour faire l'amour – plus intensément encore lorsqu'elle me trompait, car seule cette thérapie calmait ma souffrance.
Quand nous retombions sur le lit, Cerise attrapait parfois sa caméra de poing et je faisais l'acteur pour l'amuser. Théâtral, je lui reprochais sa cruauté, avant de déclarer qu'elle était l'être le plus tendre et le plus charmant. Je me frappais la poitrine, m'accusais d'abuser de sa jeunesse. Puis, à mon tour, je prenais la caméra et je la filmais toute nue, riant, pleurant, dormant, ouvrant ses yeux clairs, suçotant une mèche de cheveux. Les images que nous tournions allaient raconter notre histoire. J'imaginais à nouveau de réaliser ce grand film dans lequel je ne parlerais plus seulement de moi, mais où je tracerais le portrait d'une fille moderne dans son genre.
Obsédant, épuisant, l'amour de Cerise abolissait mes autres tourments. J'avais moins peur de la vieillesse, de l'échec professionnel, de la maladie, des insomnies. Après les nuits blanches où je sanglotais, persuadé que Cerise ne m'aimait pas, je retournais vaillamment à la bataille et ma vie professionnelle s'arrachait au ronronnement. Dès la seconde semaine de notre liaison, j'avais battu le rappel de mes relations, dans le but d'inviter la jeune fille à des soirées. Au cocktail d'un magazine féminin, j'avais retrouvé un ami de mes vingt ans devenu patron d'un groupe de communication. Il cherchait quelqu'un pour travailler avec lui, dans une boîte de films publicitaires. Devant une coupe de Champagne, ses mots faisaient l'effet d'une promesse vague, mais il me rappela le lendemain. Si bien que, fin septembre, j'étais en mesure de donner ma démission de Taxi Star pour emménager dans un bureau transparent, affublé du titre ronflant de conseiller artistique.
Après deux ans de galère dans la presse professionnelle, ce retour dans le milieu paraci-nématographique m'apparut comme une arme supplémentaire pour conquérir Cerise. Même s'il ne s'agissait que de clips publicitaires, une position dans le monde des «arts visuels» où elle débutait pouvait me consacrer définitivement comme «amant numéro un». Quand je lui annonçai la nouvelle – lors d'un dîner dans son studio où j'avais apporté le saumon et les bougies -, sa bouche enfantine répondit qu'elle était contente de me voir content. Après quoi elle saisit sa vidéo et me proposa d'improviser sur mes perspectives de carrière. Je parlai avec ferveur de mon nouveau métier, insistant sans y croire sur le potentiel artistique de la publicité.
Pour fêter l'événement, j'invitai David à dîner le lendemain dans un restaurant du Marais. Depuis qu'il m'avait présenté Cerise, fin août, je revoyais parfois le jeune Américain qui se débattait, lut aussi, dans le milieu du cinéma. Sollicité au début de l'été pour un téléfilm, il attendait toujours l'appel du producteur qui avait changé complètement de projet. Passé de mode dans les milieux branchés, David complétait ses notes pour un texte sur la France qu'il comptait rédiger, au terme de son voyage. Nous nous retrouvions dans des cafés. Épuisé par ma maîtresse, je m'épanchais devant lui et il jouait patiemment le rôle du confident, cherchant à me ramener vers la raison.
Le lendemain, Cerise m'attendait à la sortie du métro Saint-Paul. Ses cheveux blonds tombaient sur la veste orange qui prenait dans la nuit une couleur fluorescente. Elle prit ma main dans la sienne pour remonter la rue Vieille-du-Temple. Elle marchait sans dire un mot et j'avais l'impression qu'elle tenait son enfant.
Vestige oublié entre les bars gays et les galeries branchées, le restaurant où nous avions rendez-vous avait échappé à la rénovation du quartier et j'étais certain qu'il allait ravir David. Dans ce boui-boui noir de fumée, on avait l'impression de quitter Paris pour atterrir dans une arrière-salle de ferme auvergnate. Sous les jambons accrochés au plafond, la patronne octogénaire épluchait des légumes, tandis qu'un petit chien courait à ses pieds. L'Américain nous attendait sur le banc devant un tas de pommes de terre. Toujours de mauvaise humeur, le patron faisait tourner dans l'âtre un bouillon gras. L'établissement était vide.
Presque aussitôt, Cerise commença à filmer les murs et je songeai que la poésie moderne devait être liée à ce genre de mélange entre un très vieux monde et une très jeune fille. Soudain, la porte s'ouvrit; une dizaine de Japonais entrèrent à leur tour, munis de caméras, et entreprirent d'immortaliser l'archaïque restaurant, avec la même énergie que l'apprentie vidéaste. Je me tournai vers le patron qui grommela: