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— Dis-moi d’abord qui tu as vu au souper de l’autre soir ? Le gouverneur y était-il ?

— J’ai même eu l’honneur de lui être présenté, répondit Richard sur le mode triomphant. Vous voyez, père, que j’aurais eu grand tort de ne pas y aller et que…

— Réponds seulement à mes questions ! As-tu rencontré aussi le marquis de Montcalm ?

L’interrogé eut un rire déplaisant.

— Bien sûr que non ! Vous savez bien, père, que le général en chef et notre gouverneur, M. de Vaudreuil, ne s’aiment guère. Les relations sont encore plus mauvaises avec M. l’intendant.

— Je vois mal comment il pourrait en aller autrement, fit Adam Tavernier. Montcalm est un honnête homme ; ce n’est pas le cas des deux autres. Et puis, dans une ville assiégée et affamée, la place d’un chef de guerre n’est pas dans une salle de banquet. Je sais que le nôtre ne quitte jamais ses hommes et son second, le chevalier de Lévis, pas davantage…

— C’est tout simplement ridicule ! D’ici à une semaine le siège sera fini : il suffit de regarder ce qui se passe sur la rive sud : depuis hier, le général Wolfe fait rembarquer ses troupes à bord des vaisseaux. Il est en train de faire évacuer le camp de Lévis comme il a déjà vidé ceux de la chute Montmorency et de l’île d’Orléans. Le départ n’est peut-être plus qu’une question d’heures. Wolfe doit attendre le vent…

— Peste ! ironisa le docteur Tremaine. Comme te voilà au fait des événements et de la stratégie ! Si les Anglais songent à partir, pourquoi donc une de leurs goélettes est-elle passée sous notre nez, voilà quatre jours ? Personnellement, je trouve cela bizarre !

— Je ne crois pas que ce soit inquiétant. De toute façon, les vaisseaux de ligne ne sauraient prendre le même chemin et remonter le fleuve. S’ils se préparent à mettre à la voile, ce ne peut être que pour le redescendre et gagner la haute mer. Il est grand temps, d’ailleurs.

— Et pourquoi, s’il te plaît ? Ni Québec ni nous ne sommes à bout. Nous pourrions résister encore longtemps…

— Sans doute ! Cependant, j’ai entendu des bruits en ville.

Les gens causent. Certains pensent que nous n’avons plus guère de raisons de protéger les intérêts d’un roi qui se soucie de nous comme d’une guigne.

— Ça veut dire quoi ? gronda Adam.

— Je répète ce que j’ai entendu. On avance qu’après tout… les Anglais ne sont peut-être pas si mauvais et que…

Au vacarme qu’il entendit, Guillaume devina que l’Acadien venait de se lever brusquement en laissant tomber sa chaise. Il devait être pris d’une grosse colère car sa voix tonna :

— Pas si mauvais ? Et c’est à moi que tu dis cela ? Pardonne-moi, Tremaine ! Mais je crois qu’il vaut mieux que j’aille faire un tour. Il y a des mots qui me font étouffer…

La porte claqua presque aussitôt. Sur son escalier, Guillaume pensa avec une intime satisfaction que l’heure du règlement de comptes entre son père et son frère venait peut-être de sonner mais il était écrit qu’il n’y assisterait pas : sa mère, qu’il n’avait pas entendue monter, apparut devant lui.

— Que fais-tu là ? fit-elle avec sévérité. Tu devrais déjà être au lit.

— Je sais mais…

— Pas de mais ! Je n’aime pas que mon petit garçon se conduise comme un vilain espion. Allons ! Que l’on se dépêche !

L’enfant obéit, sans pouvoir s’empêcher de soupirer :

— Juste au moment où ça devenait intéressant !

— Oh ! souffla Mathilde, scandalisée. Est-ce que, par hasard, tu espérais entendre gourmander ton frère ?

— Oui, admit Guillaume avec sérénité. Je le déteste ! (Puis, se haussant sur la pointe des pieds, il baisa la joue de sa mère :) Bonsoir, Maman, je vous souhaite la bonne nuit !

D’un geste vif mais plein de tendresse, Mme Tremaine attira son fils contre elle et posa ses lèvres sur son front. Elle ne se sentait pas le courage de lui reprocher une antipathie qu’elle partageait. Il était déjà suffisant d’avoir à la dissimuler à son époux qu’elle avait déçu en lui refusant son cœur et qui tirait de sa déception le besoin de se faire pardonner un peu trop souvent par son fils aîné. Mathilde acceptait mal qu’il n’imposât pas sa volonté à Richard avec plus de fermeté.

Celui-ci, d’ailleurs, n’avait pas grand-chose à craindre de la colère de son père, refroidie à présent parce que son retour l’avait rassuré. Aussi la jeune femme s’était-elle retirée pour que le docteur ne se sentît pas contraint à une rigueur qu’il ne souhaitait guère exercer. Seuls, à présent, les deux hommes trouveraient une entente facile : Richard savait parfaitement ce qu’il faisait en demandant d’être entendu par les seules oreilles paternelles.

Trop fière cependant pour écouter ce qui se disait en bas, Mathilde gagna la chambre conjugale qui, pour quelques instants tout au moins, serait la sienne sans partage.

Seul le feu qu’elle y avait allumé en fin de journée pour combattre l’humidité l’éclairait. Dans sa hâte de monter, la jeune femme avait oublié de prendre une chandelle mais c’était sans importance : tisonnées, les braises lancèrent vite leurs langues claires sur les bûches de pin qu’elle ajouta et qui emplirent la pièce de leur senteur.

Si elle l’avait occupée seule, Mathilde eût aimé cette chambre claire sur les murs blancs de laquelle ressortaient si bien la grande armoire peinte en deux tons de vert patiné, le grand lit de noyer tendre soigneusement ciré réchauffé d’un gros édredon rouge vif et sanctifié par une simple croix de bois accrochée au-dessus, les étroits tapis à fleurs naïves qui l’encadraient, les deux fauteuils aux jambes grêles où l’on posait les vêtements et, près de la cheminée, le berceau de bois devenu inutile depuis que Petit-Guillaume n’y dormait plus. Depuis neuf ans, aucun enfant n’y avait été déposé. Mathilde eût préféré le mettre au grenier mais son époux voulait qu’il reste là, même en sachant bien qu’il n’existait plus d’espoir de maternité. C’était pour lui, en quelque sorte, le symbole de sa puissance virile et le rappel constant des fils qu’il avait su donner à la terre canadienne. C’était le premier objet qui tombait sous son regard lorsqu’il se levait.

Il y tenait… Une image sainte encadrée, un chandelier de cuivre et un petit soufflet reposaient sur le manteau de la cheminée.

En dépit de sa simplicité, c’était une jolie chambre, plus belle sans doute que celle où Mathilde vivait dans la maison de son père, le saunier de Saint-Vaast-la-Hougue, devenue celle de son frère. Lorsqu’elle y était entrée pour la première fois, la jeune épouse de Guillaume Tremaine espérait y connaitre, sinon le bonheur, du moins une heureuse paix, ce qui à ses yeux revenait presque au même. Hélas, le temps d’une nuit de noces et l’espoir agonisait car cette nuit-là fut un vrai cauchemar.

Alors que l’on pouvait s’attendre, chez un médecin, chez un homme tellement plus âgé et par là même plus expérimenté, à une douceur attentive, à une lente découverte des réalités physiques de l’amour, Mathilde se vit soudain la proie d’une sorte de monstre en lequel il était difficile de reconnaître l’homme grave et un peu triste qu’elle était venue épouser. D’abord, il avait bu trop de cidre. En outre, une trop longue continence n’est jamais bonne pour un homme et Tremaine, après avoir manqué d’étrangler sa jeune épouse en arrachant le lien qui coulissait la chemise, se comporta, en face de la beauté lumineuse ainsi révélée, comme le plus primitif des mâles : un ours n’eût pas fait mieux ! Déflorée avec une rare brutalité, la malheureuse dut subir, à trois autres reprises, un assaut tout aussi douloureux. Son bourreau, occupé à la dévorer toute crue, ne se rendit même pas compte des larmes qui inondaient son visage et trouvait au contraire une sorte de stimulant à la résistance qu’elle tentait de lui opposer. Ce fut seulement lorsqu’il l’abandonna pour se mettre à ronfler, largement étalé sur le dos, qu’elle eut l’impression de remonter un peu des profondeurs de l’enfer.