Le lendemain, il était repentant, offrit des excuses, promit de se comporter d’autre manière… Promesses d’ivrogne au retour du cabaret ! Dès qu’il se glissait près de sa femme dans le lit commun, respirait l’odeur tiède de ce jeune corps, touchait cette peau douce comme un velours, la folie le reprenait. Il lui fallait étreindre, presser, enfoncer, mordre, se repaître jusqu’à l’épuisement d’une chair qu’il n’avait jamais osé espérer aussi savoureuse. Jusqu’à cette nuit où Mathilde s’évanouit et où il crut qu’il l’avait tuée…
Elle l’en menaça d’ailleurs avec une détermination froide qui blessa le trop volcanique amoureux. La chance voulut qu’à cet instant il lui fût possible de se déclarer enceinte.
— Si vous voulez que j’aime l’enfant que je porte, déclara-t-elle, faites en sorte que je n’aie pas à haïr son père.
— Cela vient du trop grand amour que vous m’inspirez, Mathilde, et vous le savez bien.
— C’est une explication, non une excuse. Et je ne vous ai jamais caché que je ne vous aimais pas… comme vous le souhaitez tout au moins.
Elle regretta par la suite sa trop grande franchise car il en fut malheureux plus qu’elle ne l’aurait cru. Pendant des semaines, il coucha dans la grange ou bien, lorsque l’on s’installa rue Saint-Louis, dans la pièce où attendaient ses malades. Sans plus faire de tentative tant que dura la grossesse et bourrelé de remords lorsqu’il entendit Mathilde crier dans les douleurs de l’enfantement bien que l’accouchement fût des plus normaux. Tout juste cinq heures : un minimum pour une primipare.
De ce jour, la vie intime du couple ne fut plus que de façade. On refit chambre commune, cependant, mais le docteur savait que sa femme, sensibilisée à l’excès, ne voulait plus entendre parler d’une nouvelle conception. Il s’abstint donc de toute tentative mais en souffrit car il l’aimait ardemment. Elle en eut conscience et s’appliqua toujours à se montrer une épouse attentive et prévenante. Cependant, si elle finit par porter à son époux une certaine affection, elle ne put se résoudre à l’accueillir de nouveau. Et il respecta sa décision.
En regagnant sa chambre, ce soir-là, elle savait donc n’avoir rien à redouter. Cependant, par habitude, elle conservait une vague inquiétude, craignant toujours que ne se réveillât le vieux démon ; elle eût donné beaucoup pour une chambre à elle seule mais leurs demeures n’étaient pas assez vastes pour cela et ils n’étaient pas d’assez grandes gens pour se permettre ce luxe… Le plus difficile, tout au long des dix années écoulées et même encore à présent, était de vivre avec, bien cachée au fond de son cœur, la déchirure causée par son départ pour la Nouvelle-France, lorsqu’il lui avait fallu admettre qu’elle n’épouserait jamais Albin, le garçon qu’elle aimait depuis toujours…
Il était tard lorsque Guillaume l’aîné et Richard montèrent se coucher. Mathilde ne dormait pas encore : elle écoutait le vent tourbillonner autour des cheminées comme jadis autour des forts de Tatihou et de La Hougue par les nuits de gros temps, et y prenait un plaisir presque douloureux parce qu’il la ramenait au joli temps d’autrefois quand, insouciante et heureuse, elle croyait voir sa vie toute tracée devant elle comme un beau chemin bien sablé. Elle avait toujours aimé le vent dont la turbulence répondait si bien à tout ce que son âme renfermait de passion retenue, et plus d’une fois son bonnet lui avait échappé lorsqu’elle l’ôtait pour se laisser décheveler par une bourrasque et croire, un instant, que ses longs cheveux allaient l’emporter comme une mouette au-dessus des vagues écumantes…
Elle ne dormait donc pas mais fit semblant. Derrière l’écran de ses paupières, il était plus facile de retrouver son rêve…
Durant toute la journée et la nuit du lendemain, la tempête mit tout le monde d’accord, assiégés et assiégeants se trouvant réduits à se protéger tant bien que mal des fureurs conjuguées des vents croisés, de la pluie et des flots. Le Saint-Laurent abandonnait toute majesté pour se trémousser comme une sorcière au sabbat. Guillaume, en qui renaissait la passion de sa mère pour les bourrasques, éprouvait une peine infinie à se tenir tranquille : craignant que la tourmente ne l’emportât comme fétu de paille, ses parents l’obligèrent à demeurer dans la maison dont on ne savait pas très bien, d’ailleurs, si elle n’allait pas s’envoler. Tout ce qu’il réussit à obtenir fut le droit d’accompagner Konoka dans sa maisonnette où, sous la direction de l’Indien, il s’initiait aux joies de la sculpture sur bois : un tronçon de pin d’une main, un couteau de l’autre, il s’installait en tailleur à côté de son ami rouge et ne voyait plus passer le temps. Quant à Richard, qui avait pris froid durant ses mystérieuses pérégrinations, il en profita pour rester au fond de son lit, n’acceptant de nourriture et même de tisanes que de la seule main paternelle.
Tout s’apaisa au soir du 12 septembre lorsque la marée, après avoir atteint son étale, commença de descendre.
— Nous allons peut-être pouvoir dormir tranquilles ! commenta Adam Tavernier quand vint l’heure de se retirer chacun chez soi.
Un avis que Guillaume ne partageait pas : outre que le pire ouragan n’avait jamais réussi à troubler son sommeil, il ne s’était pas dépensé suffisamment durant ces deux journées pour éprouver une grande envie d’aller se coucher.
En effet, une fois étendu dans ses draps et sa chandelle éteinte, il ne réussit pas à s’endormir. Il eut beau fermer les yeux avec application, réciter une ou deux prières comme sa mère le lui avait appris, rien ne vint.
Néanmoins, la claustration des dernières heures n’expliquait pas tout ; il y avait autre chose… une sorte d’instinct quasi animal lui soufflait, sans qu’il en eût conscience, qu’il lui fallait rester éveillé… C’était comme s’il attendait quelque chose sans en avoir nettement conscience. Et soudain quelque chose arriva…
La maison reposait dans le silence depuis longtemps déjà quand le jeune veilleur tressaillit : un bruit léger – celui d’une porte que l’on referme avec précaution –, suivi d’un craquement du parquet dans le couloir, le dressa sur son séant, les oreilles aux écoutes comme un chevreuil qui flaire l’approche du chasseur.
La chambre de l’enfant – la plus petite – était la plus proche de l’escalier et quand une marche grinça – à peine ! – il sut que quelqu’un descendait. Aussitôt, il fut en bas de son lit, enfila rapidement ses habits, mit ses mocassins dans ses poches et, silencieux comme un chat, sortit de sa chambre pour s’engager dans l’escalier, juste le temps de recevoir au visage une bouffée d’air frais : on venait d’ouvrir la porte d’entrée. Il put voir une silhouette qui s’y dessinait fugitivement, assez nettement toutefois pour qu’il ait pu reconnaître son demi-frère.
Sans prendre le temps de se demander ce que Richard, à peine convalescent selon la rumeur familiale, pouvait bien faire dehors à pareille heure, Guillaume décida de le suivre, saisit sa pèlerine au croc et sortit à son tour. Et rentra aussitôt ! Juste à l’instant où il allait mettre le pied sous le porche, Richard, qui était allé jusqu’à la resserre aux outils chercher quelque chose, repassait devant la maison.