Les canons des portes commencèrent à tirer. Guillaume, alors, redescendit : la bataille qui s’engageait, ce n’était pas son affaire. Il avait un devoir à accomplir.
Dans la grande cheminée, le feu n’était pas encore éteint.
Il le ranima avec une brassée de branchettes de sapin puis, quand les flammes furent assez hautes, il en rajouta encore et encore, sans un regard vers les corps inertes de son père et d’Adam Tavernier que personne, pas même lui, n’avait seulement songé à recouvrir. Le manteau qu’il leur réservait était d’autre sorte…
Il était en train de jeter dans le brasier le rouet de sa mère quand Konoka reparut. Il n’eut pas besoin d’explication : un coup d’œil lui avait suffi pour comprendre ce que l’enfant voulait faire. Un instant, il plongea son regard noir, étincelant, dans les yeux fauves du garçon.
— Brûler maison ? fit-il seulement.
— Oui. Richard a tué pour l’avoir mais il ne l’aura pas. J’aime mieux brûler les Treize Vents que de les lui laisser. Je les aime… tu comprends ?
Pour toute réponse, l’Indien alla chercher une large pelle, la plongea dans le feu et commença à répandre flammèches et tisons brûlants sur le plancher après avoir jeté dans l’âtre les meubles les plus légers. Bientôt la pièce s’emplit de fumée et devint irrespirable. Le feu était partout : aux rideaux, aux tapis dans lesquels Konoka avait prestement enveloppé les deux cadavres. Guillaume toussait à s’arracher la gorge mais restait immobile, fasciné par l’holocauste qu’il avait provoqué pour apaiser l’âme des deux hommes assassinés. Le voyant ainsi paralysé, l’Indien prit le ballot d’une main, saisit de l’autre l’enfant qu’il jeta sur son épaule, et sortit en courant.
Il ne s’arrêta que sous le couvert des bois, là où il avait déposé Mathilde sur un lit de feuilles, pour courir à la recherche du gamin. Le vacarme de la bataille proche emplissait l’air gris, curieux mélange de détonations, de cris, d’ordres, d’éclats métalliques d’où se dégageaient les sonneries de trompettes, les roulements de tambours soulignant la voix aiguë des fifres et la plainte lancinante des cornemuses de Murray. Ce tumulte mêlé à la musique aurait pu être celui d’une fête. Il y avait dans tout cela quelque chose d’irréel et d’incohérent comme dans un cauchemar, mais de celui-là le petit Guillaume de neuf ans savait bien qu’il ne se réveillerait pas. Ils n’étaient que trop vrais, ces soldats qui se battaient tout auprès, et qui tombaient, prêts à mourir ; elle n’était que trop vraie, la maison qu’il aimait et qui flambait à présent comme une énorme torche, ensevelissant sous ses rouleaux de fumée traversés de hautes flammes rouges les deux hommes qu’il aimait le plus au monde.
Pendant ce temps, Konoka s’activait à confectionner avec des branches la civière indienne à laquelle il s’attellerait pour tenter de rejoindre à travers bois l’Hôpital général : une simple claie dont on laissait une extrémité trainer à terre. Lorsque ce fut fini, il appela Guillaume pour qu’il l’aide à y attacher sa mère enveloppée de la grande mante. Mathilde souffrait visiblement et elle était très rouge. La fièvre montait sans doute, car elle ne reconnaissait ni son fils ni l’Indien. Sa tête roulait doucement de côté et d’autre tandis qu’une sorte de petite chanson monotone s’échappait de ses lèvres closes.
— Elle ne va pas mourir, dis ? Pas elle ? supplia l’enfant.
— Prier Dieu ! Lui seul savoir, répondit l’Indien qui, depuis plus de deux ans, s’était converti au christianisme.
Puis, remarquant que l’enfant se retournait souvent pour essayer d’apercevoir encore le brasier, il demanda :
— Tu as eu grand courage en voulant brûler maison mais grands regrets maintenant ? peut-être ?
— Non ! Il le fallait !… Un jour, je reconstruirai les Treize Vents, affirma-t-il avec une soudaine mais farouche résolution.
— Ici ?… Difficile si habits rouges gagner…
— Ici ou ailleurs… Je ne pourrai vivre heureux que dans une maison qui s’appellera ainsi.
Tout en attachant la claie à ses épaules par des lanières de cuir, Konoka tourna vers son jeune compagnon un étroit sourire qui n’atteignait pas ses yeux.
— D’abord essayer vivre. Si Dieu veut !…
Ils trouvèrent un sentier qui allait vers le nord et s’y engagèrent. Les bruits de la bataille s’atténuaient, mais pas assez pour que l’homme et l’enfant puissent y échapper tout à fait…
III
ADIEU À QUÉBEC…
Grâce à un canoë que Konoka réussit à voler près de l’endroit où les bois descendaient jusqu’au bord de l’eau, on put franchir la rivière plus vite qu’on ne le pensait et atteindre l’hôpital général vers onze heures… Y entrer fut plus difficile. Par sa situation en figure de proue sur la profonde courbe de la Saint-Charles, le plus grand établissement sanitaire du Canada se trouvait le témoin privilégié de la bataille grâce à ses fenêtres qui donnaient directement sur les plaines d’Abraham, et dont seul le cours d’eau et un petit pont de bois le séparaient… Or, elle faisait rage, cette bataille, et malheureusement pas à l’avantage des Français : la longue ligne déployée en arc de cercle par le marquis de Montcalm qui étirait, depuis le Saint-Laurent jusqu’à la rivière Saint-Charles, des détachements de la Colonie, de Royal-Roussillon, de Guyenne, Béarn, Languedoc, la Sarre, à nouveau la Colonie, les bourgeois de Québec et enfin les Indiens, cette longue ligne n’était épaisse que de trois hommes et se trouvait sur le point de céder à la poussée furieuse du lourd dispositif carré implanté par le général Wolfe. Celui-ci, un jeune homme blond et fragile, se trouvait affronté au colonel de Sénézergues tandis que Montcalm avait affaire aux Highlanders de Murray. Déjà un cortège de blessés, portés ou soutenus par des camarades, encombrait le petit pont. Quant à l’entrée de l’hôpital, elle était presque totalement obstruée tant la presse était forte.
Faire passer Mathilde et sa civière indienne relevait de l’impossible. Pour la première fois, Konoka manifesta du découragement.
— Rien à faire pour entrer ! soupira-t-il.
Mais Guillaume n’entendait pas se laisser abattre. Depuis leur départ, il appréhendait le dernier soupir de sa mère en se répétant que si l’on pouvait arriver jusqu’à l’hôpital, elle serait sauvée. À présent, on y était et il voulait qu’on la soigne.
— Fais le tour et va m’attendre dans le potager, près de la petite porte des cuisines ! Elle est sûrement fermée mais j’arriverai bien à la faire ouvrir…
Et il s’élança pour rejoindre les malheureux qui essayaient de se soustraire au massacre. Car c’était bien de cela qu’il s’agissait à présent : les Anglais, ayant réussi à mettre des canons en batterie, s’en servaient avec une terrifiante habileté. Heureusement l’hôpital se trouvait hors d’atteinte. Parvenu à la grande porte et s’efforçant de fermer ses oreilles au douloureux concert de plaintes, d’appels et de gémissements, Guillaume se jeta à terre, se faufila entre les jambes des porteurs et réussit à arriver derrière un brancard sur lequel un blessé râlait, son uniforme blanc maculé de boue et de sang. Deux religieuses, qui s’efforçaient de canaliser le flot tragique, accueillaient tout ce monde avec des visages brillants de larmes : chacune d’elles venait de reconnaître un parent parmi ceux dont l’état était le plus grave. La plus jeune reconnut Guillaume et l’apostropha :