Guillaume allait se mettre à la recherche de son ami indien quand celui-ci entra soudain dans la chapelle en soutenant difficilement un homme au teint livide dont l’une des jambes, appareillée d’attelles, était inutilisable. Avec mille précautions, l’Indien alla déposer son fardeau sur un matelas encore libre et entreprit de l’y installer avec une délicatesse tout à fait inattendue chez un homme si grand et si vigoureux. Guillaume suivit machinalement, non sans prendre le temps de constater que le soldat portait l’uniforme de Royal-Roussillon. À cette vue, une nouvelle inquiétude lui vint.
— Rester près blessé, dit Konoka en s’apercevant de sa présence. Aller cuisine chercher soupe…
À ce mot, l’homme qui avait l’apparence d’un cadavre souleva une paupière et souffla :
— Si par hasard y avait un doigt de vin, j’aimerais mieux !
— Vin ? fit l’Indien en roulant de gros yeux blancs. Pas facile ici ! Peut-être cidre ?
— J’aurais dû m’en douter ! soupira l’homme. Savent pas vivre dans c’fichu pays ! Alors un coup d’gnole, camarade ?
— Il veut dire de l’eau-de-feu, traduisit Guillaume, fier d’une science due à ses randonnées sur le port.
Konoka écarta les bras dans un geste lourd d’impuissance :
— Pas savoir où trouver !
— Moi peut-être ! assura Guillaume qui, pris d’une idée soudaine, tenait essentiellement à s’attirer la sympathie du soldat. Va lui chercher de la soupe ; je vais voir ce que je peux faire…
Raflant le gobelet d’eau qu’une religieuse venait de déposer près du blessé, il lui en fit boire afin que tout ne soit pas perdu puis, conservant le récipient, il marcha précautionneusement à travers la chapelle en direction de la sacristie. L’hôpital, il le connaissait comme sa poche et savait parfaitement dans quelle armoire les religieuses conservaient le vin destiné à la messe : pour faire plaisir à sa mère, il lui était arrivé à plusieurs reprises de servir d’enfant de chœur. Une activité qu’il assurait assez souvent en compagnie de François Niel, à la chapelle des Jésuites.
En ces occasions, il avait pu constater que l’abbé de Rigauville, aumônier de l’hôpital, sans doute pour se donner du cœur au ventre les jours de grand froid, cachait à côté des bonbonnes de vin blanc un flacon d’eau-de-vie de pomme. Il y avait même goûté, un jour. L’expérience fut si brûlante qu’il s’était bien gardé de la renouveler mais, ce soir, il espérait qu’avec un peu de chance il pourrait faire plaisir à un rescapé du champ de mort.
Une seule inquiétude l’habitait : comment allait-il faire pour ouvrir la porte de l’armoire ? Il faut croire que le Diable était avec lui car la grosse clé s’épanouissait dans la serrure comme une fleur noire. Tourner, ouvrir, dénicher la bouteille plus qu’à moitié pleine, en verser une rasade dans le gobelet, remettre le tout en place et refermer : ce fut l’affaire d’un instant.
Il allait s’éloigner lorsqu’il s’avisa d’un détail ; l’alcool contenu dans le gobelet d’étain répandait une odeur puissante qui pouvait parfaitement attirer l’attention sur lui. Alors, retournant à l’armoire où il avait remarqué une pile d’amicts5 fraîchement repassés, il en prit un, le posa sur son bras comme s’il était chargé de le porter à un prêtre – presque tous ceux de la ville se dépensaient à présent sur les plaines d’Abraham comme dans l’hôpital –, et le tint devant lui en prenant soin de placer le gobelet à l’abri du linge blanc. Un instant plus tard, il était de retour auprès de son protégé qui l’accueillit comme le messie, avala goulûment une grosse gorgée, après quoi il vira au rouge vif tandis que les yeux lui sortaient presque de la tête.
— Sacrebleu ! émit-il après avoir toussé trois ou quatre fois. Où as-tu trouvé ça, gamin ? C’est du raide !… De quoi réveiller un mort !
— Vous n’aimez pas ? s’enquit l’enfant, déjà désolé en tendant la main pour reprendre le gobelet.
Mais le soldat le tenait fermement et Guillaume put constater qu’une fois la quinte de toux apaisée, les couleurs qu’il retrouvait se rapprochaient davantage de celles de la santé.
— Te tourmente pas ! Ça ira ! J’ai déjà bu des drôles de choses dans ma vie… mais, dis-moi, pourquoi est-ce que tu te donnes tout ce mal pour moi ?
— Vous êtes un soldat de M. de Bougainville, n’est-ce pas ?
— J’ai cet honneur. Tu le connais ?
— Oui. C’était un ami de mon père et je voudrais savoir… est-ce qu’il est…
— Mort ? Rassure-toi ! Pour ce que j’en ai vu, il est encore en vie. Ce matin, quand nous avons appris, au Cap-Rouge, ce qui s’passait ici, on s’est mis en route pour venir donner un coup d’main… Par malheur… tout était d’jà perdu quand on est arrivés. Y avait un vrai mur d’Anglais d’vant nous, alors M. de Bougainville a ordonné à ses lieutenants de nous faire replier sur Jacques-Cartier. Seulement lui – j’le vois encore – il avait galopé sur un p’tit monticule et, debout sur ses étriers, il regardait quelque chose. Il a crié qu’on s’en aille et lui, il a foncé dans la mêlée. Voulait r’joindre M. de Montcalm pour avoir des ordres. Il a couru là où il voyait son guidon…
— Mais il a pu être tué, ou blessé ? gémit Guillaume.
— Non. Tu vois, gamin, moi, sergent La Violette, j’l’aime bien c’t’homme-là ! On a été ensemble chez les Indiens. J’ai laissé aller les autres et j'l'ai suivi. C’est même comme ça qu’je suis tombé d’cheval et qu’j’ai amoché ma patte. J’ai quand même réussi à voir qu’il rejoignait l'état-major du grand chef et qu’il se repliait avec eux sur la ville.
— Vous voulez dire qu’il est dans Québec ?
— Sûr ! Z’ont pas été trop mauvais bougres, les habits rouges ! En voyant qu’les nôtres emportaient leur général, y z’ont pas insisté. D’ailleurs y z’avaient à faire avec le leur qu’était en train d’mourir… Sale journée, petit ! Tu peux m’en croire…
— Je sais ! murmura l’enfant en reniflant pour retenir les larmes qui lui venaient, puis, changeant brusquement de ton : Il faut que je le voie, M. de Bougainville… que je lui parle. Comment est-ce que je pourrais faire ?
— Alors là, tu m’en demandes trop ! L’est enfermé dans la ville à c’t’heure, et la ville s’est pas rendue. À moins d’être un oiseau ou une souris, j’vois pas comment tu pourrais faire… On en reparlera d’main, si tu veux, ajouta-t-il devant la mine désolée du gamin. Pour l’instant, j’te cache pas que j’dormirais bien un p’tit !
Le sergent La Violette se laissa aller en arrière et tira sur son épaule la couverture que l’on avait posée sur lui. Guillaume s’apprêtait à ajouter quelque chose lorsque Konoka lui prit la main :
— Plus rien dire ! Journée finie… Venir dormir toi aussi ! Pas fatigué ?
— Oh si !
Guillaume leva sur lui un regard si lourd de chagrin que l’Indien sentit son cœur s’émouvoir. Il se pencha et prit l’enfant dans ses bras pour l’emporter hors de la chapelle. Celui-ci tenta bien d’opposer une résistance, mais sans grande conviction : il se sentait tellement épuisé ! Il se laissa aller contre l’épaule de son ami et, brusquement, éclata en sanglots. Konoka n’essaya pas de l’en empêcher. Parce qu’il avait déjà beaucoup vécu, il savait que les larmes, tenues cependant en si grand mépris chez ses frères de couleur, pouvaient alléger, apaiser au moins un peu, le chagrin d’un homme. Et Guillaume n’était encore qu’un petit garçon de neuf ans…