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Alors que l’habitation de la rue Saint-Louis présentait quelques-unes des élégances d’une demeure bourgeoise européenne – salon, salle à manger, cuisine séparée, parquets cirés, lustres à cristaux et sièges tendus de tissus –, celle de Sillery se contentait, au rez-de-chaussée, d’une grande salle commune flanquée d’une soupente. Un vaste foyer de pierres noires marquait le centre névralgique d’une pièce dont les murs étaient revêtus d’un crépi blanc et dont le plancher d’épaisses lattes de bois franc devait bénéficier de soins incessants pour conserver un aspect convenable, car il absorbait la cire à la vitesse d’une éponge posée sur une flaque d’eau et n’en restituait que fort peu. Konoka, chargé pendant l’hiver de la corvée d’entretien, s’en arrangeait en étendant à terre quelques nattes indiennes qui, d’ailleurs, finirent par rester en place pendant l’été, Mathilde ayant trouvé qu’elles faisaient bon effet. Elle ajouta même, aux fenêtres, des rideaux de couleurs assorties. Quant au plafond, que l’on appelait le « plancher du haut », il reposait sur de fortes poutres et, dans un coin, adossé à un mur, un escalier sans rampe se perdait dans les hauteurs de la maison.

Le mobilier était simple mais de bonne facture. L’oncle Richard l’avait commandé à l’un de ces compagnons itinérants qui, formés à l’école de Saint-Joachim du cap Tourmente puis du petit séminaire où enseignaient les maîtres, prenaient leur bâton de pèlerin et s’en allaient par le pays afin d’y poursuivre la tradition de « la belle ouvrage ». Ils adoptèrent un style approchant le Louis XIII, caractérisé par de grandes surfaces, de rares motifs en losange. Il y avait ainsi aux Treize Vents deux majestueux fauteuils, placés de part et d’autre de l’âtre, dont Mme Tremaine adoucissait la raideur au moyen de coussins rouges. Les hommes y prenaient place : en l’occurrence le docteur et Adam Tavernier, ce qui ne faisait qu’entretenir une colère latente dans le cœur du fils aîné, obligé de se contenter, comme Mathilde ou Guillaume, d’un banc, d’une chaise ou d’un tabouret.

Avant même de pousser la porte, Guillaume sut qu’il trouverait sa mère à son rouet : à chaque tour de roue, l’instrument émettait un couinement caractéristique. Mathilde s’occupait en effet à filer la laine d’une grosse quenouille retenue par un ruban bleu, assorti à la couleur de sa robe garnie de minces bandes de velours noir. Un bonnet à bavolet de dentelle encadrait son beau visage grave, l'éclairant d’une lumière douce que renvoyait le fichu de mousseline drapé autour de ses épaules.

Comme tous les petits garçons, Guillaume estimait que sa mère était la plus belle dame qui soit au monde, tout comme Marie-Douce était la plus ravissante des petites filles. Il l’admirait d’autant plus qu’il lui trouvait une ressemblance avec la sublime image de sainte Anne, telle qu’on pouvait la voir dans l’église de Beaupré, et dont la reproduction ornait le manteau de la cheminée entre deux bougeoirs de cuivre. En réponse au sourire tendre qu’elle lui offrit, il courut se jeter dans ses bras, avide de sa tendresse et de sa chaleur. Il la serra même si fort qu’elle eut un petit rire et le détacha d’elle avec douceur.

— Eh bien, mon Guillaume ? Est-ce que tu cherches à m’étouffer ? Où es-tu allé pendant tout ce temps ?…

Il eut un geste vague :

— Par là… Je suis resté à regarder notre fleuve… et aussi les oiseaux…

— Et où sont donc les murons2 que tu promettais de rapporter pour que je puisse essayer de vous faire un peu de dessert ? Est-ce que tu les aurais oubliées ?

Le gamin devint écarlate mais ne songea pas un instant à se chercher une excuse qui eût été un mensonge : naturellement franc il ne mentait jamais, quelles qu’en puissent être les conséquences.

— J’ai oublié, fit-il en écho. Et même je ne sais plus du tout où j’ai laissé le panier…

Comme tout à l’heure l’officier, Mathilde considéra l’étroit visage de son fils, ses yeux qui montraient encore la trace des larmes. De sa fenêtre, attirée par les cris de Marie-Douce, elle avait assisté sans être vue au départ tumultueux de Mme Vergor et se doutait que le petit aurait du chagrin. Il y avait, au fond de son cœur, un coin caché qui pouvait faire écho à une peine d’amour. Elle passa une main apaisante sur la joue du petit.

— C’est sans importance, mon Guillaume. Nous mangerons la sagamite sans rien d’autre, voilà tout !

— Encore ! fit l’enfant en jetant un regard plein de rancune à la marmite qui bouillait doucement dans la cheminée. Celle-ci contenait cette espèce de bouillie de maïs écrasé et mélangé d’eau à laquelle on ajoutait quelques émincés de viande de caribou fumée ou de morue séchée, suivant ce qu’il restait dans la réserve. Ce soir apparemment – le nez sensible et dégoûté du gamin le renseignait sans peine – ce serait de la morue… Ce plat indien dont raffolaient les Iroquois paraissait trop souvent, à son gré, sur la table familiale. Une table où l’on mangeait de si bonnes choses avant l’arrivée de ces maudits Anglais !

— Estimons-nous heureux d’avoir de quoi nous nourrir, dit Mathilde avec un rien de sévérité. Ce n’est pas le cas de tout le monde en ce moment, et la sagamite…

— Pas de sagamite ce soir, madame Mathilde ! clama, du seuil, une voix joyeuse et forte. Vous pouvez mettre de côté le contenu de votre marmite. Regardez ce que j’apporte !

Semblable à quelque divinité sylvestre avec sa chemise de bure verte, sa culotte et ses bas de laine grise, sa barbe de prophète et la casquette de raton qui ne le quittait jamais, été comme hiver, Adam Tavernier érigeait dans l’encadrement de la porte une silhouette qui la rétrécissait singulièrement. D’une main, il brandissait son mousquet et, de l’autre, une paire d’oies sauvages tuées bien proprement qu’il vint mettre sous le nez de la jeune femme.

— J’vais vous les plumer et les vider, déclara-t-il. Vous n’aurez plus qu’à les faire rôtir. Une chance que la migration soit en avance cette année !…

— Nous n’allons certainement pas manger les deux ce soir ! Nous allons garder celle-ci pour la faire en ragoût… et je me demande même si nous ne devrions pas partager un peu ?… en porter une à…

— À personne ! En réalité j’en ai tué quatre mais j’en ai laissé deux à sœur Marie-Joseph, à l’Hôpital général. Les réserves de ces pauvres femmes baissent vite depuis qu’elles ont accueilli les Ursulines de l’Hôtel-Dieu bombardé. Alors tenez-vous l’âme en repos ! Mais je ne dirais pas non à un coup de cidre ! J’ai le gosier aussi sec qu’une râpe à tabac…

Il eut satisfaction sur-le-champ. Le cidre fait à la ferme, on n’en manquait pas encore, grâce à Dieu ! Le gouverneur et l’intendant préféraient de beaucoup les vins fins venus de France ou d’Espagne.

Tout en aidant Tavernier à débarrasser les oies de leurs plumes et duvet que l’on triait soigneusement, Guillaume raconta la visite de M. de Bougainville et comment le passage inattendu d’un insolent bateau anglais l’avait poussé à regagner son poste à vive allure.

Adam l’écouta sans rien dire, mais l’énergie croissante qu’il déployait en plumant les volatiles disait assez que ce calme n’était qu’apparence.

— J’aime pas ça ! maugréa-t-il enfin. Pas du tout, même ! Z’ont pas encore fini de nous tanner, ces cochons d’habits rouges ! Pouvez m’en croire ! Nous préparent un de leurs tours !

— Est-ce que ce ne serait pas plutôt une sorte de défi, une fanfaronnade inspirée par le dépit ? hasarda Mathilde. Il est tout de même certain que le général Wolfe a retiré ses troupes de Beauport et même de l’île d’Orléans pour les rassembler sur la pointe de Levis… et aussi que la saison avance !