Ses deux bras noués à la taille de Guillaume, Agnès, les yeux clos, laissait aller sa tête contre l’épaule solide, savourant un bonheur si intense qu’il l’étouffait un peu. Lui, de temps en temps, tournait la tête pour sentir sur sa joue la caresse des cheveux soyeux qu’il dénouerait tout à l’heure, le parfum léger de ce corps qui allait être sien. L’émotion était tellement forte qu’elle lui nouait la gorge mais, dans son esprit, deux petits mots tournaient comme la chanson d’une boîte à musique : « Ma femme… ma femme… » C’était une ritournelle envoûtante parce qu’elle exprimait toute la griserie de la victoire et la conscience d’avoir acquis un bien inestimable…
Au détour du chemin, les Treize Vents apparurent à l’instant même où l’aurore déchirait la grisaille de l’aube. Fièrement érigée au milieu des verdures épaisses, face au soleil qui allait venir, ses grands toits d’ardoise fine luisant avec des tons gorge-de-pigeon, ses murs clairs rosissant comme une chair qui s’anime cependant que les multiples facettes de ses petits carreaux reflétaient le ciel empourpré, la belle demeure semblait aspirer toute la gloire de ce matin d’été.
Guillaume retint son cheval et se tourna vers Agnès.
— Voilà ta maison, mon amour ! Vas-tu l’aimer ?
— C’est à elle qu’il faut demander cela… Elle est belle et altière comme une princesse. Peut-être ne lui plairai-je pas ?
— Tu n’y entends rien ! Si princesse il y a, elle n’est pas encore éveillée. C’est toi qui vas lui donner la vie. Comment n’aimerait-elle pas une mère aussi ravissante ?… Lorsque tu en franchiras le seuil dans un instant, je suis certain qu’elle te sourira.
En fait, ce fut dans les bras de Guillaume qu’Agnès entra aux Treize Vents : il l’enleva du cheval et la porta ainsi jusque dans le grand vestibule où Clémence Bellec, ses jupons craquants d’amidon, leur offrit une belle révérence et un grand sourire. Dans le peu de temps que lui avait donné l’arrivée en trombe de Potentin, elle avait réussi des miracles avec l’aide du jeune Victor : la chambre destinée à l’épouse, qui était loin d’être complètement équipée, prit un air accueillant grâce à quelques tentures hâtivement clouées, à deux ou trois meubles, au lit tendu des plus beaux draps et à une brassée de fleurs réparties dans des vases et qui dressaient leurs corolles parfumées dans les premiers rayons du soleil. Grâce enfin à un solide petit déjeuner capable de satisfaire trois ou quatre personnes et que Potentin monta lui-même après que Guillaume eut mené sa femme dans ce qui allait être son domaine.
— Il y a encore beaucoup à faire, dit-il en désignant les boiseries nues encadrant seulement des panneaux de murs blancs, mais je désirais que vous choisissiez vous-même tissus, objets et couleurs…
Pour toute réponse Agnès vint contre lui, glissa ses bras autour de son cou et colla sa bouche à celle de son époux en un baiser avide et passionné qui ne tarda guère à les enflammer tous les deux. Guillaume, alors, l’enleva de nouveau pour s’abattre avec elle sur le lit, mais elle le repoussa doucement avec un sourire.
— Cette chambre est parfaite, mon amour… mais il y fait beaucoup trop clair…
Guillaume se mit à rire et alla fermer les volets.
Il était tard lorsque, enlacés, ils allèrent les repousser pour contempler l’immense ciel de cette nuit de la Saint-Jean où la terre, pour une fois, reflétait les étoiles. Outre l’éclat des phares marins, des flaques lumineuses jalonnaient la campagne : celles des feux allumés jusque dans le plus humble des hameaux pour que l’on vienne danser autour et sauter deux à deux par-dessus. Certains étaient trop loin pour que l’on puisse entendre la musique mais ceux de Rideauville et de Saint-Vaast montaient avec clarté…
À peine vêtue d’un drap qu’elle retenait contre sa poitrine et de ses longs cheveux noirs, la jeune femme s’adossait au torse bronzé de son époux qui la ceinturait étroitement, comme s’il craignait de la voir s’envoler par-dessus la légère dentelle de fer du balcon…
— Comme c’est beau ! murmura-t-elle. Jamais encore je n’avais remarqué à quel point cet endroit est magnifique !
Guillaume ne répondit pas. Ses lèvres cherchaient, sous l’oreille délicate, la douceur satinée du cou. Tous deux étaient bienheureusement las, repus de caresses et de baisers, et pourtant le désir, ils le sentaient, renaissait déjà. Agnès tourna la tête et leurs lèvres se prirent. Guillaume arracha le drap et entraîna sa compagne dans les ombres de la chambre à peine adoucies par la lueur dorée d’une veilleuse…
Tapie dans un buisson depuis la tombée de la nuit, Adèle Hamel enfonça plus profondément encore ses ongles dans ses mains. Ses yeux brûlés par les larmes acides de la jalousie ne pouvaient plus se détacher de cette fenêtre demeurée largement ouverte sur des délices qu’elle n’imaginait que trop avant même que le trop beau couple n’eût étalé sa passion sous ses yeux avec l’impudeur de ceux qui se croient seuls au monde. Depuis sa première rencontre avec Guillaume, depuis la pose de la première pierre des Treize Vents, Adèle voulait cet homme et cette maison. À présent, elle savait qu’elle ne reculerait devant rien pour avoir l’un et l’autre, que ce serait difficile, long peut-être, mais sa haine lui donnerait toutes les patiences…
Là-bas, vers le sud, Gabriel, une torche à la main, considérait le grand amas de bois que sa maîtresse bien-aimée ne viendrait pas allumer à présent qu’elle était heureuse. Pas de rancœur, pas de haine chez celui-là mais une profonde blessure impossible sans doute à cicatriser. Tout à l’heure, quand Potentin était venu avec une voiture chercher Pulchérie pour l’emmener aux Treize Vents, il avait refusé de se joindre à eux. Aucune place ne pouvait lui convenir dans cette maison trop neuve où rien ne subsisterait de l’intimité que la pauvreté créait autrefois à Nerville…
Lors du mariage avec Oisecour, Agnès lui avait demandé de la suivre. Elle avait peur, elle était malheureuse et lui était son seul défenseur. À présent, il cessait d’exister pour elle, supplanté par la carrure de l’homme qu’elle aimait. Lui devait s’effacer et puisque la maison du galérien lui appartenait désormais, c’est là qu’il choisissait de vivre. Pas trop éloigné tout de même, pour qu’elle pût l’appeler quand viendraient les heures mauvaises : il y en a toujours dans un ménage. Lui aussi saurait attendre…
Il eut un coup d’œil vers le château encore un peu plus écorné tandis que grandissaient les tas de parpaings. Jour après jour, tout allait disparaître et, dans un sens, Gabriel ne le regrettait pas. La lande reprendrait ses droits. Les herbes folles, les genêts et les bruyères masqueraient la blessure béante laissée par Nerville, arraché comme une dent pourrie. Tout redeviendrait beau, propre, sain, et lui, le solitaire, trouverait là un jardin à la mesure de ses chiens, les seuls compagnons qu’il voulût désormais. Tout serait bien…
Il secoua la torche dans le vent du soir pour réveiller son ardeur puis, d’un geste décidé, la plongea dans la base du tas de bois. Il y eut des crépitements, une longue et mince colonne de fumée. Enfin, une flamme monta à l’assaut du ciel. Gabriel alla s’asseoir un peu à l’écart sur une grosse pierre. Il resterait là tant que tout ne serait pas consumé…
XII
UNE IMAGE D’AUTREFOIS…