Elisabeth Tremaine naquit aux Treize Vents dans la nuit du 21 mars 1787 par la plus dure tempête d’équinoxe dont on se souvînt de mémoire de Cotentinois. Les vents sauvages se ruaient sur la presqu’île comme s’ils voulaient l’arracher pour la jeter à la dérive dans la mer écumante dont les grandes vagues montaient à l’assaut des donjons de La Hougue et de Tatihou. La terre craquait sous la torsion des arbres qui parfois s’abattaient. La maison faisait front mais feulait sourdement comme si, de son éperon rocheux, elle allait bondir à l’attaque des éléments déchaînés. Jamais, sans doute, elle ne mérita mieux son nom que durant cette nuit terrible : tous les vents de l’univers semblaient s’être donné rendez-vous pour la jeter bas. Elle résistait cependant que, dans la grande chambre tendue de perse fleurie qui ressemblait à un bosquet de roses, les plaintes d’Agnès, torturée par plus de vingt-quatre heures de souffrance, allaient en s’affaiblissant. À son chevet, Anne-Marie Lehoussois se battait seule, avec l’aide épisodique de Clémence, le docteur Tostain, victime de la tempête, venait de mourir, tué par la chute d’un arbre tombé en plein sur sa voiture. Quant à Guillaume, enfermé dans sa bibliothèque, il y tournait en rond comme un fauve en cage, incapable de rester assis plus de cinq minutes. Il se bouchait les oreilles lorsque les cris de la parturiente arrivaient jusqu’à lui mais, quand il n’entendait plus rien, il sortait en hâte, craignant que celui qu’il venait de percevoir ne fût le dernier. Il escaladait l’escalier quatre à quatre pour aller coller son oreille à une porte qu’il n’osait pas ouvrir, jusqu’à ce qu’un gémissement le rassure et le renvoie à son enfer.
Quand vint l’aube grisâtre tout ennuagée d’embruns que crachait une mer démontée, un hurlement déchirant transperça les murs de la maison, faisant bondir Guillaume qui, cette fois, le cœur arrêté, resta figé, appréhendant un autre cri. Mais rien ne vint. Dix secondes… vingt secondes… une minute : toujours rien. Persuadé que sa femme venait de rendre l’âme, il se rua de nouveau, bousculant Potentin qui, debout au bas de l’escalier et le nez en l’air, écoutait lui aussi. Tremaine lui jeta un coup d’œil égaré.
— C’est la fin, n’est-ce pas ? Elle vient de mourir ?
— Pourquoi voulez-vous qu’elle meure ? C’est la fin, oui, mais de ses souffrances. Je viens d’entendre un petit cri qui ne venait pas de Mme Agnès…
— Et tu ne le disais pas ? Sacré bon sang de…
Le reste du juron se perdit dans les hauteurs de la maison. Déjà Guillaume avait atteint la porte qu’il enfonça plus qu’il ne l’ouvrit, découvrant l’univers de draps, de serviettes, de bassines, de coquemars à eau bouillante, de flacons et de pots – sans compter la trousse de la sage-femme ouverte sur un fauteuil ! – qui composaient une chambre d’accouchée. La chaleur y était étouffante à cause du feu d’enfer qui brûlait dans la cheminée. Au milieu de tout cela, Clémence tenait dans une grande serviette un paquet rouge qui gigotait en glapissant furieusement tandis que Mlle Lehoussois s’efforçait de ranimer la jeune mère évanouie. L’odeur des sels et du vinaigre emplissait la pièce sans paraître incommoder la vieille Pulchérie. Assise dans une bergère près du lit, elle se tenait aussi immobile qu’une momie, l’une des mains d’Agnès entre les siennes.
Mme Bellec leva sur son maître un regard rayonnant.
— Quelle voix, n’est-ce pas ? Elle fera du bruit dans le monde…
— Elle ? fit Guillaume, déçu.
— Eh oui ! C’est une fille. Une superbe fille qui ressemble déjà à son papa…
Comme tout bon mâle, Tremaine espérait un garçon mais il pensa aussitôt que le montrer serait cruel pour sa pauvre Agnès qui venait d’endurer un tel martyre. Un rien méfiant, il s’approcha du paquet que Clémence venait de déposer sur un oreiller pour lui faire sa toilette, ce qui n’arrangea pas l’humeur du bébé : il se mit à hurler à s’arracher les poumons. Le père fit la grimace.
— Vous la trouvez belle, vous ? marmotta-t-il pour les seules oreilles de la cuisinière. Elle est affreuse ! D’ailleurs, me ressembler n’est vraiment pas ce que l’on peut souhaiter à une fille. Elle me maudira quand elle aura quinze ans.
— Vous n’y connaissez rien ! Moi je vous prédis qu’elle sera magnifique et que vous aurez fort à faire pour écarter les galants.
— Vous croyez ?
La voix grondeuse de Mlle Lehoussois interrompit le dialogue.
— Et ta femme ? Elle ne t’intéresse pas ?
Tout de suite bourrelé de remords, Guillaume se jeta à genoux près du lit où Agnès gisait, blanche comme une morte au milieu de la masse de ses cheveux trempés de sueur ; si pâle qu’il sentit ses angoisses revenir.
— Mon Dieu ! Elle n’est pas…
— Non. Elle revient à elle mais elle est épuisée. J’avoue qu’à certain moment j’ai eu peur : le bassin est étroit et l’enfant vigoureuse. Elle a d’ailleurs déchiré un peu sa mère et il va falloir te tenir tranquille un moment, toi le mari !
Guillaume balaya la recommandation d’un geste désinvolte. Sa belle Agnès était vivante et c’était tout ce qui importait ! Comme elle ouvrait les yeux, il se pencha pour baiser doucement sa bouche.
— Grand merci pour le beau cadeau, ma mie ! Vous venez de donner le jour à la plus belle fille du monde !
La déception qu’il lut dans le regard de sa femme lui fit mal.
— Une fille ? Oh, mon Dieu !… Vous devez être…
— Ravi ! C’est la plus vigoureuse petite créature que j’aie jamais vue… et il paraît qu’elle me ressemble !
Un sourire heureux épanouit les lèvres de la jeune mère.
— Alors, je l’aimerai…
— Je l’espère bien ! Comment pourrait-il en être autrement ?
— C’est une vraie merveille ! assura Mlle Lehoussois, et, croyez-moi, il y a des femmes qui valent des hommes ! Vous aurez un garçon plus tard !
Sur cette assurance, elle mit Guillaume à la porte : il fallait faire la toilette de la jeune femme et la laisser se reposer. L’heureux père s’en alla retrouver Potentin pour lui demander de réunir tout à l’heure les gens du domaine – ils étaient une dizaine à présent, tant aux écuries que dans la maison – autour d’un « pot » de bienvenue pour la petite Élisabeth. Pour les amis de Rideauville et de Saint-Vaast, on organiserait d’autres réjouissances quand il ferait un peu meilleur : faire monter M. de La Chesnier par cette tempête jusqu’aux Treize Vents relèverait de la pure barbarie.
Or, le même jour et à la même heure, Rose de Varanville mettait au monde un petit Alexandre qui fit son entrée chez les vivants de façon aussi discrète que l’arrivée de la jeune Elisabeth s’était montrée turbulente et pénible. Sa mère ne souffrit que deux heures. Elle n’en perdit même pas le sourire d’autant que son époux, dont le vaisseau se trouvait au radoub à Brest après une empoignade, victorieuse d’ailleurs, avec les croisières anglaises, eut tout le loisir d’arriver à temps pour accueillir son fils.
Quand la nouvelle parvint aux Treize Vents, Mlle Lehoussois qui, à ses moments perdus, s’adonnait discrètement à l’astrologie, leva les sourcils.
— J’aimerais que Dieu m’accorde assez de temps sur terre pour pouvoir observer les vies de ces deux enfants, jumeaux selon les astres. Ils sont nés tous deux presque à l’instant précis où le Soleil entrait dans le signe du Bélier. Rien d’étonnant pour notre petite : elle sera fille du vent, de la tempête et foncera tête baissée dans la vie…
— Et le jeune Varanville ? demanda Mme Tremaine qui ne pouvait s’empêcher d’éprouver une sourde jalousie : décidément, Rose aura toujours tout ce qu’elle veut au moment même où elle le veut…