— Je n’en sais pas assez sur lui. On dit que c’est un enfant d’un grand calme, cependant cela ne veut rien dire. Un bélier paisible peut être aussi redoutable qu’un bélier impétueux.
— Croyez-vous qu’ils pourraient, plus tard, s’affronter ? reprit Agnès, intéressée malgré elle par ce qu’elle découvrait de talents occultes chez sa sage-femme.
— L’avenir nous le dira mais je n’en serais pas surprise.
Dans les jours qui suivirent, Guillaume se rassura pleinement sur l’aspect futur de sa fille et vint s’établir de plus en plus souvent auprès du berceau pour contempler le minuscule visage, rose comme une fleur de pêcher sous la courte mousse d’or rouge qui dépassait de son béguin de batiste fine. Il prenait un vif plaisir à glisser son doigt dans le tout petit poing qui se resserrait fermement sur lui… Et s’il fut vite évident que le caractère de l’enfant ne serait pas facile, on s’aperçut tout aussi rapidement qu’elle ne donnerait pas dans les demi-mesures et ferait à fond ce qu’elle aurait décidé de faire ; quand elle dormait, c’était sans broncher ; quand elle tétait elle se montrait vorace, quand elle riait, c’était aux éclats, quand elle pleurait les larmes inondaient son petit visage et quand elle piquait une colère ses hurlements emplissaient toute la maison.
— J’étais tout à fait comme ça quand j’étais petit ! déclarait Guillaume avec satisfaction. Espérons seulement qu’elle aura un peu de votre charme, ajoutait-il à l’adresse d’Agnès qui, elle, éprouvait quelque peine à trouver chez sa fille un signe de ressemblance avec elle-même ou avec sa propre mère dont le bébé portait le prénom, jusqu’au jour où l’on s’aperçut que la petite aurait les yeux gris. De ce moment, elle oublia un peu qu’elle aurait préféré un fils et son bonheur fut complet. Elle aimait Guillaume, Guillaume l’aimait et tous deux habitaient la plus belle maison du monde en face d’un merveilleux paysage. En vérité, elle ne demandait rien de plus à la destinée.
Tremaine aussi était heureux dans son foyer, comme dans ses affaires devenues prospères. À son chantier de Saint-Vaast, on construisait une seconde goélette à destination des Antilles. La première mit à la voile un mois après la naissance d’Élisabeth. Tremaine et son ami Le Coulteux, le banquier parisien, croyaient fermement à la valeur des denrées coloniales et jouaient dessus depuis déjà pas mal de temps. En Cotentin même, Guillaume, non content d’avoir acheté des moulins à papier et à huile dans le val de Saire, possédait à présent une part de la glacerie de Tourlaville et se faisait le champion convaincu des charbons cotentinois depuis qu’il s’était aperçu que celui employé sur le grand chantier de Cherbourg venait de Newcastle, en Angleterre. Que l’on pût travailler avec ces gens-là dépassait son entendement. La haine qu’il vouait aux enfants d’Albion était, en effet, de celles qui ne s’éteignent jamais parce que trop d’images sinistres peuplaient sa mémoire. Dût-il vivre cent ans qu’il entendrait toujours le pas pesant des Highlanders dans le sentier à chèvres de l’anse au Foulon, il reverrait toujours le champ de mort des plaines d’Abraham, il se souviendrait toujours des tragiques récits d’Adam Tavernier comme des souffrances infligées aux Indes par la rapacité anglaise. Et pourtant, avec cet ennemi devenu traditionnel, les salons de Paris et la mode entretenaient de bonnes relations. Le désastre des Saintes, le fracas des navires brisés, des mâts abattus sur les plaintes des mourants, tout ce drame qui avait déchaîné un « chagrin universel » et mis en deuil tant de belles dames et d’élégants seigneurs s’effaçait devant l’attrait de porter des vêtements coupés à Londres : on adoptait le gilet, les culottes collantes, les bottes courtes à retroussis jaune qui s’aventuraient à présent dans les salons, donnant raison à Guillaume sur un point mais l’agaçant d’autant plus que, sous peine de passer pour une vieille lune, il dut se plier à cette mode plus simple et dont il était bien obligé d’avouer qu’il la préférait. Cependant il resta toujours fidèle à son tailleur parisien, ne voyant aucune raison d’aller s’en chercher un autre outre-Manche. S’il lui fit des infidélités ce fut avec un nouveau venu à Valognes qui sut l’habiller selon ses goûts personnels.
Il n’allait plus que rarement à Paris où les voyageurs anglais se faisaient d’autant plus nombreux qu’ils étaient accueillis, choyés, reçus comme si les siècles passés – et le présent tout autant ! – ne dégoulinaient pas du sang versé à cause d’eux. En rencontrer un donnait de l’urticaire à Tremaine, aussi évitait-il la capitale autant que possible. Quand il s’y rendait, c’était pour y faire quelques achats, parler affaires avec son banquier ou se rendre à la Société royale d’agriculture, réorganisée en 1784-1785 sous la houlette de Parmentier, de Tillet et de Broussonnet, et qui s’occupait activement de propager les cultures du turneps – un navet fourrager venu d’Angleterre mais très intéressant –, du maïs importé des jeunes États-Unis par l’ambassadeur Thomas Jefferson, du sorgho venu d’Afrique et enfin de la pomme de terre qui était en train de conquérir chaque année un peu plus de champs.
Pour sa part, Tremaine en avait fait planter chez lui, précédé d’ailleurs dans cette voie par la jeune Mme de Varanville qui s’occupait activement, et avec une compétence confondante, des terres de son époux, augmentées de nouvelles achetées par elle en direction de la mer. Elle et Guillaume déploraient que le nord du Cotentin ne fût pas plus riche, qu’on y trouvât encore trop de misère contrairement au sud où les grasses prairies voyaient se développer autour de Carentan et d’Isigny d’imposants troupeaux de vaches laitières donnant beurre et crème en quantité. Le centre, avec ses marais, ses landes et ses forêts profondes demeurées sauvages, opposait une sorte de frontière entre les deux contrées, mais à Varanville comme aux Treize Vents on comprit vite que la terre pouvait donner de belles cultures potagères et quelques herbages non négligeables grâce auxquels Tremaine commençait à élever des chevaux. Pour son plaisir d’ailleurs, plus que pour en faire commerce…
Cependant tout cela était encore insuffisant aux yeux d’un homme décidé à s’étendre sur la presqu’île autant qu’il serait possible. Il s’intéressa à Granville dont la flotte morutière pouvait à présent faire concurrence à Saint-Malo.
L’idée lui en vint au cours d’un bref voyage effectué durant la grossesse d’Agnès. Un voyage qui était surtout un pèlerinage aux sources. Le docteur Tremaine, son père, était originaire de Montsurvent, un village situé en bordure de la fameuse lande de Lessay dont les légendes inquiétantes n’avaient pas fini de hanter les veillées campagnardes. Guillaume souhaitait pouvoir acheter au moins sa maison natale mais il ne trouva que des murs écroulés envahis de ronces, d’orties et de mélisse. De même il ne restait rien de la famille ce qui ne l’étonna guère, Guillaume l’aîné ayant été fils unique.
Déçu, mécontent, un peu déprimé même par la tristesse de ce jour d’automne qui éclairait lugubrement les étendues désertiques au-delà du village replié sur lui-même, Guillaume abandonna l’idée, un instant évoquée, de reconstruire. Pour y mettre quoi ? Un métayer et un troupeau de moutons semblables à ceux qui erraient sur la lande, conduits par des bergers à la sinistre réputation ? Son père avait fui ce village, cherché la mer et implanté son foyer bien au-delà de l’océan. Vouloir ramener son ombre dans ce tas de pierres ne lui apporterait aucune joie…
Cependant Guillaume n’avait pas envie de rentrer aux Treize Vents où Agnès luttait contre des nausées et l’obligeait à se laver entièrement chaque fois qu’il sortait de l’écurie, parce qu’elle n’en supportait pas l’odeur. Au lieu de remonter vers le nord, il prit au sud, gagna Coutances puis Granville où il avait débarqué jadis avec sa mère après leur séjour à Saint-Malo, chez les Dubois, et dont Bougainville lui avait vanté l’intérêt maritime. Le navigateur et sa belle épouse devaient être à Paris en cette période de l’année. Aussi Guillaume ne jugea-t-il pas utile de pousser jusqu’à Annoville où se situait leur propriété de La Becquetière mais décida, en revanche, d’aller faire la connaissance d’un de leurs amis, un armateur de corsaires dont les navires étaient connus et redoutés en Manche. Le plus célèbre d’entre eux, l’Américaine, frégate de trente-six canons aux ordres du capitaine Eudes de La Cocardière, s’était taillé une gloire impérissable en capturant, au cours de la seule campagne 1779, onze bâtiments anglais qui rapportèrent aux armateurs un bénéfice de près d’un million. Depuis, M. Bretel de Vaumartin – c’était son nom – continuait à armer des corsaires en compagnie de ses associés, MM. Ernouf et Lahoussaye, mais aussi s’intéressait de près à la pêche à la morue sur le Grand-Banc de Terre-Neuve où Granville envoyait chaque année une centaine de bateaux.