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Mais, si différentes fussent-elles, ces fictions vécues furent toutes marquées par sa rage de connaître le vrai visage de la Vie. Dans ses bras, ses maîtresses eurent toutes la sensation d'exister sans fard, d'entrer brusquement dans leur vérité en terrassant leurs peurs; alors même qu'il les rêvait. Ce n'est pas là le moindre de ses paradoxes. S'il les posséda avec joie, ces histoires engagèrent toujours son cœur, ne fût-ce que brièvement. Seuls les séismes affectifs, les passions irrémédiables le tentaient, celles qui laissent pantelant, comblé ou dévasté mais sans regret. On comprend que seize ans après sa mort, ces héroïnes d'un jour, ou de quelques mois, aient été si nombreuses à essuyer leurs larmes dans le chœur de Sainte-Clotilde…

Et moi, qui me pleurera? Qu'ai-je donné à mes contemporains? En amour, en amitié, ai-je su me livrer, laisser de ces traces qui fécondent? Quand je regarde la trajectoire du Zubial, parfois il me semble que je n'ai fait qu'effleurer le destin des autres.

L'histoire de Sonia avec le Zubial ne dura qu'un quart d'heure, de vertige pur. Le 6 juin 1978, très exactement, entre vingt-deux heures cinquante et vingt-trois heures cinq, elle s'écarta de son sort de mère de famille, de son bonheur étroit qui mijotait alors dans la bonne ville de Loudun.

Mon père avait capté ses regards pendant tout le dîner de leur rencontre, l'avait éclaboussée de récits où il était question de ces passions charnelles qui, brusquement, font dérailler les destins les plus réglés. Son charme d'enfant dangereux avait insinué en Sonia des envies sur lesquelles elle n'avait pas voulu s'attarder. Cet homme exagérément libre et drôle lui inspirait trop de craintes pour qu'elle ne se tînt pas sur ses gardes. En la compagnie du Zubial, tout le monde redoutait d'être soudain déséquilibré. Le mari s'était bien aperçu du trouble qui gagnait sa femme, mais il ne soupçonna pas l'imminence du danger quand, en fin de repas, Sonia partit dans la cuisine préparer le café.

Le Zubial lui emboîta le pas, en débarrassant les vestiges d'un dessert. Un quart d'heure plus tard, Sonia revenait avec le café, un peu décoiffée, l'œil brillant et le rouge aux joues. Le Zubial, lui, avait quitté les lieux sans dire au revoir, en sautant par la fenêtre pour ne pas repasser devant l'assistance. Sur la table de la cuisine, il lui avait donné plus que du plaisir, le goût d'elle-même, de ses propres désirs.

Huit jours plus tard, sans que son mari comprît bien pourquoi, Sonia changea de coupe de cheveux, fit repeindre leur appartement et se mit en congé de l'Éducation nationale pour reprendre ses études de médecine à Tours. Ses trente-cinq ans ne lui paraissaient plus un obstacle. Que lui avait-il dit en la prenant? Quel était donc le pouvoir de cet homme qui ouvrait aux femmes les chemins de leur vérité? Je crois que sa seule présence était révolutionnaire, comme si le fréquenter donnait accès aux libertés qu'il avait conquises.

Moi aussi, enfant, j'ai ressenti cela; et quand il est mort, je n'ai plus jamais croisé d'être humain qui ait ce talent-là, cette faculté invraisemblable de rendre les autres plus libres. Qui donc m'affranchira de mes prisons intérieures? Qui m'indiquera les poisons capables de me mithridatiser contre ceux que sécrète ma nature?

J'ai dix ans. Le Zubial s'est équipé d'un pied-de-biche, d'une lampe de poche et d'un fusil à pompe. Nous avons résolu de cambrioler, lui, moi et mon frère Frédéric, le château de Miramont sis aux confins de la Manche. Cette bâtisse du XVIIIe siècle endormie sous les ronces nous a toujours fait rêver. Papa nous a affirmé que la bibliothèque recèle de vieux grimoires qui contiennent tous les secrets qui nous permettront, plus tard, de fasciner les femmes.

Avec cette illusion charmante pour perspective, nous nous enfonçons dans les fourrés, gravissons un escalier à double révolution qui entoure le souvenir d'une fontaine. Autour de nous, l'été bourdonne; tout un petit peuple d'oiseaux gazouille, siffle. Comme mon frère, j'ai terriblement peur d'être surpris par le gardien, un dénommé Courte-Barbe qui justifie que nous ayons emporté un fusil. Naturellement, j'appris plus tard qu'il n'y avait pas plus de Courte-Barbe que de pièges à loup dans le sous-bois. Mais que vaut une expédition sans péril?

Enfin nous arrivons devant l'une des portes de l'aile droite. Le pied-de-biche nous ouvre le chemin plus sûrement qu'une clef; les serrures sont rouillées. Nous pénétrons alors chez la Belle au Bois Dormant. Une escouade de chauves-souris nous salue de son envol; leurs cris vont se perdre dans l'immense trouée que forment les grands escaliers. De toiles d'araignées en planchers enfoncés, nous finissons par trouver la grande bibliothèque où gisent des milliers de vieux livres. Blottis autour de notre père, nous frémissons à chaque claquement d'un volet agacé par le vent qui forcit.

Le Zubial saisit alors un grimoire à la couverture en cuir, enfile ses lunettes et commence à nous en faire lecture. J'ai bien repéré que le texte était en latin, langue qu'il ne maîtrise pas; notre père est donc en train d'improviser. Je ne l'en écoute qu'avec plus d'attention, en me demandant toutefois pourquoi le Zubial s'est mis en peine de créer une telle mise en scène. Craint-il que ses propres paroles aient moins de poids?

– Toujours vous créerez le merveilleux dans la vie des femmes, ânonne-t-il en feignant de décrypter du vieux français. Toujours vous demeurerez l'amant des gentes dames qui seroient complaisantes avec vous…

– Ça veut dire quoi? demande Frédéric, de plus en plus inquiet.

Les sifflements lugubres du vent sont tels à présent que le château tout entier semble craquer. À chaque bruit, mon frère s'attend à voir surgir le terrible Courte-Barbe.

– Ça veut dire que vous allez en chier, mes chéris! Et que nous ne sommes rien sans les femmes. Croyez-moi, on ne rencontre leurs attentes que pour devenir soi en y répondant. Il n'y a de salut pour nous que dans l'art de soigner leurs frustrations. Leurs ressentiments sont nos maîtres. Quand elles vous critiqueront, écoutez-les, elles nous indiquent si souvent le plus court chemin vers notre bonheur en cherchant le leur.

Ces propos quasi théologiques pour Frédéric, qui a sept ans, ne retiennent guère son attention. Il a la trouille et voudrait déguerpir dans les plus brefs délais. Alors, pour le rassurer, le Zubial lui avoue la vérité. Nul péril ne nous guette, nous sommes ici chez son parrain, Charles-Edouard de Miramont. En somme, nous jouons à cambrioler le château d'un ami, pour repérer les lieux.

Le Zubial nous explique que les repérages de cinéma consistent en la recherche d'un ou plusieurs décors dans lesquels des scènes vont être jouées.

– Et qu'est-ce qui va se jouer? lui ai-je demandé.

– Une scène nocturne, que je vais représenter ici avec et pour une femme.

Nous ne connaissons pas cette Catherine qui règne sur ses sens depuis huit jours. Le Zubial considère que ladite Catherine souffre d'un manque de romantisme qu'il convient de soigner au plus tôt. Magistrat auprès du tribunal de Caen, elle a commis l'impair d'épouser un avocat jugé incompétent pour leurs affaires matrimoniales, selon le diagnostic du Zubial. Son mari, raconte-t-il, ne s'est pas aperçu que Catherine a un cœur qui ne s'émeut que dans le tumulte d'une aventure chevaleresque. L'idée de mon père est donc de lui faire cambrioler ce château où ils passeront une nuit d'amour dans la frayeur d'être surpris par un imaginaire gardien. Sa qualité de juge est de nature à augmenter sa crainte de se faire déférer devant les autorités. Sur le coup de minuit, l'assistant de l'éditeur du Zubial, en vacances dans les parages, doit faire irruption et se faire passer pour Courte-Barbe. Tous les ingrédients sont réunis pour qu'ils puissent vivre une excellente scène de comédie romantique.