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La dernière fois que j'ai vu Claude Sautet à Verdelot, du vivant du Zubial, il était au fond d'un trou gigantesque, dans la cour, une pioche à la main, en train de creuser avec ardeur, excité par les propos véhéments de mon père. Vêtu d'un peignoir et d'une peau de chat, papa s'agitait autour de la fosse, l'exhortait à ne pas mollir, en lui jurant que c'était bien là que les prieurs de l'abbaye avaient enterré le produit de cinq siècles de dîme. Et Claude piochait. Les mains constellées d'ampoules, il s'activait, entrait dans la danse du Zubial, participait à sa jubilation. Non loin, devant la cuisine, deux ex-amants de ma mère faisaient rôtir des pilons d'autruche sous les yeux éberlués de mes copains de classe.

Mais de quoi était-elle faite cette joie effarante, zubialesque, qui ensorcelait tout le monde? Cette marée qui submergeait les plus chagrins, emportait les mélancoliques de tout poil et faisait se déboutonner les grands timides? Sa présence avait le pouvoir d'éveiller en chacun le goût de l'extravagant et de la fête.

Décidions-nous de visiter les châteaux de la Loire? Il louait trois montgolfières et autant de porte-voix de plateau de cinéma pour communiquer dans le ciel. Dès le lendemain, nous décollions de Chenonceaux, le temps de réunir le matériel qui se révélerait inutile lors de notre périple: des lampes de spéléologues, une tenue d'aéronaute digne de Saint-Exupéry, qu'il s'attribua, des oreilles de Mickey pour les enfants, une tente anglaise du dernier chic, au cas où il nous faudrait bivouaquer dans la savane tourangelle, quelques armes pour défendre les femmes de l'expédition, des vivres en abondance, quelques citrons afin de ne pas souffrir du scorbut si nous restions bloqués dans les airs par des courants ascendants, cinq longues-vues, deux pigeons voyageurs pour communiquer notre position d'atterrissage. Deux car faire transhumer un couple lui semblait plus émouvant. Et puis, une grande quantité d'oreillers, de peaux de bique, histoire de lutter contre les grands froids, et des mitaines d'épaisseur variable.

C'est ainsi que nous appareillâmes, un samedi matin, en compagnie d'un couple d'acteurs excessivement célèbres, du plombier de Verdelot qui nous tiendrait lieu de machiniste, d'un écrivain chauve, également dialoguiste, d'une amie peintre chargée de rapporter de notre odyssée quelques croquis, et de quelques enfants, dont moi. Le metteur en scène Philippe de Broca, grand aéronaute, s'était également joint à notre équipée; il monta dans sa propre nacelle. Ma mère et les maîtresses du Zubial n'avaient pas été jugées aptes au voyage, au cas où nous tomberions dans le jardin d'une très jolie femme. L'éternel amoureux entendait se réserver toutes latitudes.

Je m'étais installé dans la montgolfière du Zubial rebaptisée le Nautilus pour la circonstance. Papa donnait du mon bon à notre pilote, un Angevin qui refusa de porter le casque en cuir qu'il lui présenta. Le Zubial savait fort bien que toute cette agitation ne rendrait pas les châteaux de la Loire plus féeriques, mais il tenait à ce que chaque instant, chaque situation fût célébrée et vécue comme une occasion exceptionnelle d'exister.

Nous survolâmes des forêts où copulaient des cervidés, des vergers abondants, un mariage plein d'inconscience, d'innombrables gentilhommières entourées de houles de vignes soignées, du bonheur étalé sous nos pieds. Tout en goûtant un cigare, le Zubial m'expliquait que ce que nous voyions était la France, la vraie, celle dont nous parlions la langue formée pour exprimer la joie de participer au monde sensible. Au passage, il éructa contre le goût du malheur qui détériorait nos contemporains, vitupéra contre lui-même, et déclara que nous autres, les Français, étions faits pour lutiner les femmes et non payer des impôts.

Les trois nacelles flottaient parmi les nuages depuis quelques heures, ponctuées de commentaires du Zubial criés aux autres ballons à l'aide de son porte-voix, quand il aperçut un admirable petit château en pierre blanche. Dans un parc à la française jouaient sept jeunes filles, toutes rousses, que de Broca identifia à la longue-vue comme des sœurs. Nos propos étaient évidemment entendus de tous les Terriens puisque de ballon en ballon nous communiquions avec ces hurloirs à piles. L'excitation était à son comble. Nous décidâmes de regagner la terre ferme.

Mais quand le ballon amiral fut sur le point de toucher le sol, sous les fenêtres du château, le Zubial actionna les manettes et nous reprîmes de l'altitude, au prétexte que, vues de près, les créatures étaient ingrates. La vérité, qu'il me confia plus tard, était que ces jolies filles resteraient des songes, des aventures immatérielles, matière à exciter nos rêveries, à le consoler des femmes réelles, à écrire.

Ce jour-là, chaque fois qu'il fut question de se poser, le Zubial s'y refusa in extremis, arguant de fausses raisons. Je crois que le survol de ces demeures remplies de femmes intouchables l'enchantait plus que tout. À la longue-vue, il examinait ces amantes qui ne le chagrineraient jamais, ces épouses fidèles en son esprit, ces histoires en jachère qu'il pourrait raconter ensuite sans avoir pris la peine de les déflorer.

C'est d'ailleurs ce qui arriva. Nous rentrâmes le soir même, sans que notre matériel de survie eût même été déballé, sans avoir fréquenté personne d'autre que les oiseaux. À peine eut-il foulé le sol que le Zubial commença à concevoir les récits merveilleux que nous pourrions tirer de cette absence d'aventures. Les sept rousses devinrent les quatorze fesses, nous étions ivres de leur corps généreux, naturellement, et tutti quanti.

Par la suite, plus il fabula sur ce périple en ma présence, plus nous resserrâmes notre connivence; j'en rajoutais parfois une pincée de mon cru. Je crois même que la plus jeune de ces sept rousses devint un temps mon premier amour. Notre voyage en ballon entra dans notre légende personnelle, devint mieux qu'exact: enfin réel, car paré de tous les attributs qui le rendaient digne de l'être. D'ailleurs, parfois, il m'arrive encore de songer aux quatorze fesses avec nostalgie…

La joie communicative qui émanait du Zubial était faite d'un étrange parfum d'irréalité, lequel tenait à sa façon de tout revisiter à l'aune de ses fantasmes et à son goût pour les situations invraisemblables. Mais il ne mentait que pour dire sa vérité, rarement par intérêt, jamais pour se cacher. Cependant, et ce n'était pas là le dernier de ses paradoxes, mon père fut l'une des personnes les plus incarnées que je connaisse. Ses sens exigeants, qu'il tenait de sa mère, l'attachaient à la réalité, lestaient son naturel rêveur. Les appétences multiples qui le tenaillaient firent de lui un excellent cuisinier, un danseur invétéré, un ébéniste prolifique et un masseur hors pair. Peu d'intellectuels ont autant existé par leur corps.

Faire la bouffe avec le Zubial me réjouissait. À Verdelot, il avait construit avec l'aide des amants de ma mère une cuisine immense où s'entassaient toutes sortes d'appareils fabriqués à sa demande par des artisans complices: des machines à vapeur en bambou, des cuiseurs d'oeufs en pierre ponce, des fours à sel, des tournebroches pour grenouilles, des broyeurs de tomates qui séparaient la pulpe et les pépins, une batterie d'ustensiles propres à cuire à l'étouffée les mets les plus improbables, des séchoirs en batterie destinés à lyophiliser nos légumes, des hydrateurs de fruits, les couteaux les plus biscornus, des tranchoirs de toutes tailles, un alambic qui lui servait à faire de l'alcool de groseille, de poireau, de feuille d'impôt, etc. Cette dernière décoction alcoolisée, à base d'une marinade de rappels du fisc, l'enchantait particulièrement. L'ensemble était accroché au plafond à des poulies dont les filins formaient une vaste toile d'araignée. Que l'on se figure un laboratoire culinaire où s'activait ce passionné d'alimentation qui ne cuisinait que pour séduire, les autres et lui-même; car, dans ce rôle de cuistot alchimiste, le Zubial se plaisait énormément. Ma sœur, mes frères et moi occupions les fonctions de marmitons.