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Le train entra en gare. Le Zubial me fit un sourire et se dissimula derrière un journal, comme dans les films, pour qu'elle ne le reconnût pas. Lorsque les passagers commencèrent à descendre, je ne tenais plus en place. Dans ce rôle écrit par mon père, je me trouvais irrésistible. Sacha apparut bientôt en bout du quai. Sûr de mon effet, je patientais lorsque, soudain, je la vis courir sur le quai. M'avait-elle aperçu? Je m'apprêtais à être le plus heureux des hommes quand tout à coup je devins le plus affligé. Elle sauta dans les bras d'un jeune homme d'une vingtaine d'années, un grand steak qui me dépassait de deux têtes. Dans la foule, j'entrevis son sourire radieux tandis qu'elle l'étreignait, ce sourire qui disait qu'elle était à ce garçon et que je n'avais été qu'une folie parisienne, un divertissement quand moi je m'étais cru aimé.

Mon sang se figea, cessa d'irriguer mon organisme. Avec une raideur toute mécanique, je pivotai vers mon père. Nos regards consternés se croisèrent. Livide, il m'adressa un haussement d'épaules. Je n'eus pas le cœur de me laisser voir; je fis un pas en arrière et me dissimulai derrière un poteau lorsque Sacha passa au bras de son fiancé. Jamais elle ne sut que j'avais traversé l'Europe pour la précéder et l'étourdir de mon amour.

La bite sous le bras, comme dit Brel, je suis rentré à Paris avec le Zubial qui s'attacha à me consoler du mieux qu'il pût. Mais, dans cet épisode cruel, j'avais acquis la certitude que les rôles de mon père ne me vaudraient jamais rien, que toujours je serais un peu ridicule dans ses costumes. On ne s'improvise pas Pascal Jardin. On naît dramatiquement libre, étonnamment lui, mais on ne le devient pas. Je pouvais à la rigueur me glisser dans mon propre personnage, celui d'Alexandre, mais dans le sien jamais. Inaccessible!

Si un jour Sacha tombe sur ce petit livre, en français ou dans une autre langue, je voudrais qu'elle sache que, si le grand steak slovène ne l'avait pas attrapée sur le quai, je l'aurais ramenée en France. En ce temps-là, je ne mégotais pas avec mes désirs; aujourd'hui non plus, d'ailleurs…

Une découverte m'accabla à la mort du Zubiaclass="underline" la petite quantité d'êtres qui, sur cette Terre, sont animés par d'immenses appétits, et le nombre encore plus réduit de femmes réellement désirées avec fureur. Toute mon enfance, à l'ombre de mon père, j'avais cru naturel que la vie fût gouvernée par des envies susceptibles de créer des cyclones; et puis, soudain, je découvris la terrifiante inertie du monde.

Quand papa convoitait vraiment une dame ou un mirage séduisant, il demandait à l'univers de conspirer en sa faveur. Récemment, ma mère m'a laissé voir les lettres qu'il continua de lui écrire du fond de sa tombe suisse. Je n'en trahirai pas la teneur qui leur appartient; mais je demeure absolument fasciné par les artifices qu'il imagina pour contourner l'inconvénient de sa propre mort, afin de continuer à séduire sa femme. Même sa disparition n'était pas pour lui un obstacle sans remède. L'assouvissement de ses rêves restait son programme, sa raison d'être alors qu'il n'était plus. Une fois morts, la plupart des gens se calment, lui pas. Le Zubial avait cet enthousiasme qui faisait courir les paralytiques et convertissait les réticences en besoin violent, les réserves en appétits, comme si ses fringales eussent été contagieuses.

Si je fus un enfant gâté, sans jamais l'être par un excès de cadeaux, je le dois à son extraordinaire respect pour les désirs d'autrui, pourvu qu'ils eussent un peu d'éclat et de fermeté. Jamais il ne se moqua de moi quand je manifestai un souhait incongru. J'avais le droit de parler de ma destinée comme de celle d'un futur chef d'État, de me désigner comme le successeur naturel de Jules César au trône de l'Europe, par exemple; il n'esquissait pas même un sourire. Ses sarcasmes ne s'appliquaient qu'à ceux dont l'ironie trahissait le manque de courage, ou un déficit d'inconscience qui était à ses yeux la marque de l'impuissance véritable. Dans son esprit, les raisonnables occupaient le dernier échelon de l'humanité, formaient ce rebut qu'il ne cessait de stigmatiser.

J'ai le souvenir d'avoir dit un jour à l'un de mes professeurs d'histoire, au lycée, qu'il n'était pas digne de nous enseigner cette matière s'il pensait avec quelque sincérité que la France n'était qu'une puissance moyenne. Cette flèche était directement inspirée par le système de pensée du Zubial, complètement étranger aux cocoricos nationalistes mais toujours porté à récuser les arguments plaintifs qui n'appellent pas à l'extension du champ des possibles. Je crois tenir de lui le sentiment que mes volontés, même invalidées par les contingences, finiront toujours par dessiner les contours du réel. Fondamentalement pessimistes l'un et l'autre, nous restons convaincus que le bonheur est la seule issue, que le mal est un affreux malentendu et que les désirs irrépressibles peuvent tout dynamiter.

Un jour que j'étais chez lui, je le vis expliquer à un huissier du fisc qu'il était ruiné à perpétuité puisque ses retards d'impôts étaient mathématiquement irrattrapables et que, malgré cela, il se sentait riche, immensément, parce que ses envies à lui étaient plus fortes que le désir du Trésor de le plumer. Il était d'autant plus sûr de son fait qu'il savait qu'aucun de ses meubles ne serait saisi; depuis qu'il avait fait réduire la largeur du couloir de son entrée, plus un ne passait! L'huissier l'écoutait d'un air dubitatif en continuant son inventaire, le prenant sans doute pour un écrivain, et paraissant ne pas se rendre compte que cet illuminé en peignoir était porteur d'une grande vérité. Chaque jour, le Zubial vérifiait cet axiome selon lequel la vision qu'un homme a de lui-même finit par commander le réel.

Quand il m'arrivait d'en douter, il me répétait toujours:

– Même l'appel du 18 juin a fini par être entendu. Alors…

La dernière fois que je l'entendis formuler cette phrase rituelle, son médecin venait de lui annoncer que son nouveau cancer pouvait interrompre sa course. Le Zubial en avait déjà terrassé quelques-uns et, pas un instant, nous ne songeâmes que celui-ci était de taille à briser son extraordinaire vitalité. De Gaulle avait résisté, protégé par l'idée qu'il se faisait de lui-même, et puis, un jour, sa silhouette avait fédéré les enthousiasmes français en remontant les Champs-Élysées; donc papa continuerait à fréquenter le Fouquet's, à fabriquer les êtres qu'il aimait. L'affaire était entendue.

Et puis il mourut, pour de vrai. D'un coup, le magicien avait perdu ses pouvoirs; la mort l'avait dépouillé de sa vitalité, lui, l'invincible culbuto qui toujours se relevait de ses fiascos. Être le Zubial ne suffisait plus. À quinze ans, je découvrais que le scandale du réel existait, que la vraie vie pouvait se montrer plus forte que les poètes, terriblement cruelle et risible de bêtise. Je perdais mon père et ma foi en la puissance illimitée des grandes visions. Le dernier acte, sanglant, me jetait à la figure une morale abjecte, intolérable. Finalement, de Gaulle pouvait perdre, et se recycler en speaker londonien appointé par la BBC, Christophe Colomb pouvait mourir étouffé par une arête de poisson avant d'inventer l'Amérique; il était possible qu'Armstrong explosât dans sa fusée Apollo en partant pour la Lune.

Je me souviens très bien avoir opté, un mois après le décès de mon père, pour le refus total, radical, du scandale du réel. J'avais quinze ans, je me trouvais au-dessus de chiottes irlandaises, dans une banlieue de Dublin, en train de vomir de la bile. Dévastée par le chagrin, ma mère m'avait exilé loin de ses dérives. Je vomissais chaque jour ma rencontre brutale avec l'insoutenable réalité, ma rage d'être impuissant, cette colère qui ne m'a plus jamais quitté; et puis, soudain, j'ai dit non, à la dictature de l'irrévocable, non à ce qui paraît inéluctable, non au déclin des passions, non aux frustrations que la vie nous inflige, non à la fuite de notre énergie, non à tous les panneaux de sens interdit, non à mes propres trouilles, non à une destinée trop réglée, non aux névroses des autres, non aux facilités du prêt-à-penser, non à l'enfermement dans un personnage unique et prévisible, non aux jeux des vanités de la reconnaissance sociale, non à l'empaillement prématuré, non à la mort, non! Non et encore non! Cet instinct de rébellion désespéré et joyeux m'est devenu une colonne vertébrale, pour ne pas m'effondrer.