Dans mon esprit d'enfant, il était clair que Giscard ferait un jour remplacer la statue de Jeanne d'Arc, près des Tuileries, par une statue équestre de lui, nu sur un percheron de bronze, brandissant un grand sabre. Sur ce dernier point, le Zubial était formel; il tenait l'information de source si sûre, disait-il, que je m'étonne parfois de voir encore en place la statue dorée de la Pucelle. Une autre fois, il me montra l'hôtel borgne où Zola avait très certainement écrit son J'accuse, sur les omoplates d'une prostituée dreyfusarde qui ignorait ce que son client griffonnait dans son dos.
Fabuler l'apaisait, contentait son besoin de rectifier le réel; mais le paradoxe du Zubial tient à ce que ce grand menteur était étonnamment vrai. Toujours il s'efforçait de montrer ses émotions, de violenter sa pudeur extrême pour offrir sa sincérité toute nue à ceux qui l'aimaient. Au fond, seule la vérité du cœur l'intéressait; l'exactitude lui semblait une vertu de chef de gare.
Je me souviens encore de sa physionomie défaite lorsqu'il déclara à une tablée verdelotienne qu'il avait honte de la façon dont il n'avait pas bien su regarder ma demi-sœur Nathalie. Il se sentait sans talent de père en face d'elle et ne voyait pas comment soigner leur difficulté de s'aimer. Ce qu'il avouait était terrible, mais il ne dissimulait pas sa médiocrité, sans pour autant tirer gloire de sa sincérité soudaine, ce qui eût été pervers. Non, il disait son désarroi, avec des mots simples, sans rien esquiver. Je crois que c'était cela qui me marqua si vivement ce jour-là, sa manière de se couler dans son émotion, dans le dégoût qu'il avait de lui-même, de ses pauvres limites. Toujours prompt à rire de tout, à enrober le quotidien de poésie burlesque, le Zubial n'était pas homme à fuir les instants où les rideaux tombent, bien au contraire.
Un jour que nous nous trouvions à Verdelot, il avait décidé de faire des moulages en plomb de nos deux mains droites. Je devais avoir douze ans. Nous étions bloqués dans son atelier, face à face, amarrés à nos mains que nous avions appliquées dans du plâtre frais. Ensemble, nous attendions que les moules prennent, avant de les remplir de plomb liquide. Je le tenais enfin; le remuant Zubial ne pouvait plus m'échapper. Alors je lui ai posé LA question de mon enfance:
– Toi et maman, ça se passe comment?
– Mal, répondit-il spontanément. Puis il précisa:
– Ce qui ne veut pas dire que ce soit un mal. Je l'aime et elle ne peut pas faire autrement que de m'aimer…
Les paroles qui suivirent étaient si impudiques que je me suis mis à pleurer, sans trop comprendre quel bouleversement s'opérait en moi. Mes larmes ne paraissaient pas le gêner. Devant le Zubial, je n'éprouvais pas le besoin de me défendre de mes émotions; il ne craignait pas de fréquenter les siennes. Longtemps, il me parla de ma mère comme d'une femme, comme du seul ange sauvage qui lui donnât une idée du ciel, sa sœur en tout.
Il me raconta ce jour-là l'accident de la route effroyable qui avait failli la tuer lorsqu'elle avait vingt-quatre ans. À l'époque, ils étaient déjà amants, pour ne jamais cesser de l'être. Elle était alors mariée à un homme impraticable, quasi génial et hélas terriblement attachant. Dans un couloir de l'hôpital où se jouait le sort de ma mère, lui et le Zubial avaient fait un pacte: si elle sortait du coma, le premier nom qu'elle prononcerait dans son demi-sommeil serait celui de l'homme qui la garderait. Le mari et l'amant se relayèrent pendant des jours et des nuits à son chevet. Ma mère se réveilla enfin et murmura un mot, un seuclass="underline"
– Pascal…
Son époux tint parole. Il interrompit aussitôt la déconfiture de leur mariage et s'effaça. Par la suite, mon père la mit à son nom, en sachant fort bien qu'il s'attachait à un mammifère indomptable; Sauvage était d'ailleurs le patronyme de jeune fille de ma mère.
La main dans le plâtre frais, le Zubial peignait son amour excessif avec tant d'émerveillement que je demeurai effaré d'être le fruit d'une aventure aussi romanesque. Mon père était en cet instant comme un enfant, animé par une vraie pureté, par cette candeur déconcertante derrière laquelle je cours encore. Devant moi, il se permit toutes les naïvetés.
Peut-être voulait-il me montrer que c'était ainsi qu'il fallait aimer: sans défense, dans la vulnérabilité la plus absolue.
Lorsque les moules furent secs, nous les remplîmes de plomb fondu et nos mains se figèrent pour l'éternité. Elles se trouvent encore à Verdelot, posées sur un meuble laqué rouge de sa fabrication. Quand je les vois, je me souviens chaque fois de ces heures où il m'avait déclaré, à propos de ma mère, qu'il lui reparlerait toujours d'amour.
Le temps a passé, sa femme est devenue une autre femme, en même temps que celle d'un autre, mais il me semble que lorsqu'elle me regarde, elle aperçoit encore le Zubial au fond de mes yeux. Dans ces instants, je vois bien au tressaillement de son visage que cet époux infernal au destin bref l'a marquée à jamais.
Un jour, ils se retrouveront dans un au-delà où il lui aura préparé un lit de fleurs; et ils se remarieront, ils uniront à nouveau leur liberté. Je le sais.
– Vous comprenez, Monsieur Jardin, votre fiston c'est un coquin. Il faudra lui serrer la vis! Une bonne paire de claques, ça n'a jamais fait de mal à personne!
L'homme qui s'exprime ainsi est un curé de cent vingt kilos doté d'un cerveau inversement proportionnel à son poids; c'est ce dinosaure qui est en charge du catéchisme dans l'établissement religieux que nous fréquentons à regret, mon frère et moi. Ce jour-là, nous accompagnons Frédéric au départ de sa classe de neige; il doit avoir huit ans. Le fiston rebelle qui s'apprête à monter dans l'autocar, c'est lui. Moi, j'écoute sur le trottoir les vociférations de l'ecclésiastique en robe noire qui, apparemment, contrarie fort le Zubial; quand soudain, je vois ce dernier sortir de sa réserve:
– Cher monsieur, lui réplique-t-il, je ne vous connais pas, c'est la première fois que je vous vois et vous venez me dire du mal de mon fils. Je vous hais!
L'homme d'Église reste un instant interloqué, ébranlé par l'estocade. Profitant de l'affaiblissement momentané de l'adversaire, le Zubial poursuit:
– Sachez que je dispose à la maison d'une énorme paire de pinces, oui, parfaitement, et que je reviendrai avec cet outil tranchant pour vous couper les couilles si vous touchez à un cheveu de mon petit! Clac! Clac!
Et le Zubial de joindre le geste à la parole, avec exaltation. Frédéric est consterné; il va devoir cohabiter avec le prêtre humilié pendant trois semaines. Ma mère tente de s'interposer, donne du Monsieur l'abbé pour raccommoder ce qui peut l'être encore, le clergé local s'indigne, ce fut une affaire.
Chaque fois que le Zubial s'efforçait de se conduire en père classique, en nous accompagnant à l'école ou en rendant visite à nos professeurs, un désastre nous guettait.
Dans notre collège, l'habitude était de rencontrer le professeur principal, chargé de l'enseignement du français, en début d'année. Lors de mon entrée en sixième, ma mère avait insisté pour que mon père nous accompagnât, à titre exceptionnel. L'entrevue se passa sans encombre jusqu'au moment où le grammairien lui demanda:
– Alexandre est-il bon en mathématiques?
Peu au courant de la question, le Zubial se pencha vers moi en affectant un air interrogatif. Je répondis alors que j'étais moyen, terme vague qui me permit de qualifier mon niveau scolaire pendant l'essentiel de mes années de lycée.