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– C'est fâcheux, reprit le prof en soutane, parce que sans les maths, aujourd'hui, on ne devient pas grand-chose… Le français, ça ne nourrit pas son homme!

Stupéfait, le Zubial me regarda en souriant. Notre interlocuteur ignorait que mon père vivait de ses idées depuis toujours et que, neuf ans plus tard, mes rêves me nourriraient à mon tour. Aussitôt papa prit la mouche, soutint qu'une destinée de comptable ne m'attendait pas, affirma que le monde souffrait d'une pénurie de poètes et clama sa haine de l'exactitude. Le professeur myope crut de son devoir de le ramener à la raison; je sentais le drame approcher.

– Monsieur, dit alors le Zubial, je possède à la maison un cornichon géant, stocké dans un bocal rempli de vinaigre. Je souhaitais l'offrir à Lino Ventura, l'acteur, vous connaissez?

– Non, fit le bonhomme plus porté sur les missels que sur le cinématographe.

– Eh bien, ce cornichon, je vais vous l'offrir afin que vous puissiez vous le carrer dans l'oignon…

– L'oignon?

– Le derrière, oui, et pour vous soulager, en cas de douleur excessive lors de l'intromission, je vous conseille la cocaïne bleue, la meilleure!

Inutile de dire que mes débuts en classe de sixième n'en furent pas simplifiés. Être le fils de Pascal Jardin n'était pas toujours une position des plus confortables, à un âge où l'on n'aspire qu'à se fondre dans le moelleux des conformismes. Mais j'apprenais par ses foucades à ne jamais fléchir devant les puissances de ce monde. Il m'inculquait l'irrespect que l'on doit aux étroits, aux manipulateurs d'idées reçues, et à tous les empêcheurs de rêver.

Sans cesse le Zubial me poussait à m'interroger sur mes propres comportements, au regard des siens. J'étais encore un enfant mais déjà je sentais que lui avait choisi d'escalader les faces glissantes du réel, parce qu'elles étaient les plus passionnantes, parce que les voies les plus abruptes sont aussi celles qui nous permettent d'affronter nos peurs, lesquelles nous diminuent et font de nous des moineaux quand nous étions nés pour être un peu plus.

Depuis qu'il s'en est allé, j'ai rencontré bien des gens. Peu m'ont autant provoqué, aucun ne m'a rejeté aussi violemment dans les cordes du ring pour que je rebondisse. Une journée avec le Zubial me faisait toujours quitter davantage mes lâchetés. À ses côtés, il fallait être un héros du quotidien, sans cesse batailler contre sa propre petitesse, refuser la tentation d'être moins que soi.

Souvent quand nous roulions et que surgissait un panneau Autres directions, il le suivait, pour voir ce qu'il y avait derrière ces mots énigmatiques qui le laissaient rêveur. Cela peut paraître bizarre, mais il le faisait réellement, afin de provoquer une fois encore le destin; et presque toujours, en ouvrant ainsi la porte au hasard, il lui arriva quelque chose de saisissant.

Vivre sur la crête était son obsession, sa manière à lui de conjurer la mort. Je ne le vis jamais au calme plus de quatre ou cinq heures d'affilée.

La dernière fois que j'ai suivi un panneau Autres directions en compagnie du Zubial, je devais avoir quatorze ans. Nous revenions d'un séjour en Suisse où il avait été offrir à sa vieille mère son quota de frissons en lui racontant ses frasques. Alors que nous traversions Besançon déjà ensommeillée, papa repéra ce panneau qui invitait à l'aventure: Autres directions…

Il devait être un peu moins de minuit. La route imprévue nous entraîna dans des bois sombres. Je ne voyais pas bien ce qui pouvait nous arriver à une heure pareille, dans le Jura, et le priai de faire demi-tour; tout à coup il aperçut quelque chose, stoppa net son automobile, recula et s'arrêta. Les phares de sa voiture éclairèrent une pancarte qui indiquait un château dont je préfère taire le nom. Remué par une émotion que je ne m'expliquais pas, il me dit alors:

– C'est là que j'ai fêté mes dix-neuf ans, en 1953. Au bout de cette allée, j'ai presque vingt ans!

Sans hésiter, le Zubial s'engagea dans la grande allée qui menait à un manoir, tandis que je m'inquiétais de l'issue de cette soirée.

– Tu as vu l'heure qu'il est? Papa, il est tard…

– Mon chéri, il n'est jamais trop tard pour avoir vingt ans…

Déranger les gens est une chose qui me crucifie. Je suis de ceux qui, dans Paris, préfèrent faire trois fois le tour d'un pâté de maisons plutôt que de demander leur route; une étrange réserve m'a toujours ligoté. J'insistais pour qu'il rebrousse chemin mais l'animal ne m'écoutait pas. Je sentais le Zubial envoûté par ces retrouvailles inattendues avec un passé dont j'ignorais tout.

– Elle s'appelait Sylvia… ses parents possédaient l'usine de papier où je travaillais, dans le Massif central. Ils avaient aussi des intérêts dans le textile, ici, à Besançon. Employé par le père, c'est toujours un peu délicat d'aimer la fille…

– Qu'est-ce que tu veux faire? Si ça se trouve, ils ont vendu le château. Ou il n'y a personne. On va se faire tirer dessus par les gardiens.

– Aie confiance.

Les deux noms que nous lûmes sur la boîte

aux lettres nous confirmèrent que les lieux n'avaient pas changé de propriétaire; mais qu'il y eût un deuxième patronyme me paniqua. Cela signifiait clairement qu'un mari se trouvait dans la place. Le Zubial, lui, n'y voyait aucun inconvénient, voire un piment supplémentaire. Moi, j'étais vraiment inquiet de surgir à l'improviste dans ses souvenirs. Je flairais les complications; la fatigue m'engourdissait déjà et je devais reprendre mes cours à Paris, le lendemain matin, à huit heures.

Il arrêta sa voiture non loin du perron majestueux qu'éclairait à peine une lune pâlotte. Tout le monde semblait dormir, ou alors la bâtisse était inhabitée.

– Papa, tu ne veux pas qu'on parte? Pour toute réponse, il m'indiqua la chambre de Sylvia, au premier étage; puis, avec nostalgie, il m'expliqua qu'il avait escaladé jadis, à plusieurs reprises, la vigne vierge de la façade pour la rejoindre en passant par sa fenêtre, à l'insu de son père. Je convins du romanesque de l'entreprise et m'apprêtais à le supplier de déguerpir lorsqu'il m'annonça son intention de rééditer cette ascension! Je crus d'abord qu'il plaisantait, mais non, le Zubial ôta sa veste et commença à grimper dans la vigne vierge, avec une maladresse qui lui donnait un air de Buster Keaton.

– Papa, murmurai-je, elle n'a plus vingt ans, ce n'est plus sa chambre. Tu vas où?

– Retrouver un souvenir.

– C'est ridicule.

– Non, ce qui est ridicule c'est d'accepter que le temps passe! Viens m'aider.

– Et si on se fait prendre?

– Sandro, CESSE D'AVOIR PEUR. Une fois pour toutes.

Le ton sur lequel il articula cette phrase eut alors un effet prodigieux sur moi; l'émotion de sa voix, si pleine de persuasion et d'amour, me fit soudain sentir l'importance de ce qu'il me demandait: cesse d'avoir peur, du noir, de l'inconnu, de la police, des femmes, de l'amour, du lendemain, de toi. Cesse d'être un esclave! D'un coup, mes craintes s'estompèrent et je connus pour la première fois le plaisir vertigineux de faire taire ma frayeur, cette exaltation qui va avec le sentiment de remporter une victoire décisive, de conquérir une liberté nouvelle.

Je m'avançai et lui fis la courte échelle. Affranchi de ma trouille, j'étais tout à coup bouleversé de voir cet homme de quarante-cinq ans exonéré de toute retenue, rejouant pour lui seul – et peut-être aussi à mon intention – cette scène de ses dix-neuf ans; car il était bien évident que sa Sylvia n'était plus derrière cette fenêtre, en tout cas plus celle qui survivait dans son cœur. C'était un spectacle extraordinaire que de le voir accomplir cette répétition de sa jeunesse, avec des gestes patauds et un corps moins souple.

Arrivé au premier étage, le Zubial se colla contre la vitre, jeta un œil dans la chambre et me chuchota avec déception qu'il n'y avait personne, ce dont je me doutais; mais, au lieu de faire demi-tour, il résolut d'aller chercher Sylvia et d'effacer les années qui les séparaient! Mes appels au plus élémentaire bon sens comptèrent pour rien. Porté par son rêve, il brisa un carreau et disparut dans la maison.