Cette disposition testamentaire était tout à fait symptomatique de ce que le Zubial pouvait susciter chez les autres. En face de lui, presque tout le monde se mettait à penser des choses singulières; il révélait la folie latente des êtres qui, pour lui plaire, lui faisaient parfois cadeau de décisions extravagantes.
Le Zubial nous précisa que Morand avait indiqué dans son testament: Je désire que mon squelette rie de toutes ses dents devant Pascal Jardin, jusqu'à sa propre mon. Ne sachant trop comment nous présenter la chose, papa avait eu l'idée de nous faire croire que ces ossements étaient ceux de l'évêque apostat. Cette solution, nous expliqua-t-il, avait le mérite de me faire plaisir et ne pas trop effrayer ma chère maman.
– Un vieux squelette, ça fait moins peur que celui de quelqu'un qu'on a connu, non?
Ma mère était blême, effarée que le Zubial ait pu se livrer à une telle comédie, qu'elle jugeait macabre et de mauvais goût. Il est vrai qu'il y a quelque inconvenance à suspendre le squelette de l'amant de sa propre mère dans le grenier. Moi, je repensais à tous les discours véhéments et sincères que j'avais déclamés devant les restes du grand écrivain, au lieu de m'adresser directement au ministre de Napoléon; cette méprise me chagrina fort. Notre dîner tourna court. Il fallut quitter le restaurant avant le dessert. Ma mère exigeait que Paul Morand décampât de Verdelot le soir même. Mais comment s'en débarrasser?
L'affaire fut d'une complication extrême. Personne n'accueille un squelette avec simplicité dans son living-room, et le Zubial s'opposait à ce qu'on l'enterrât sans façon au fond du jardin. Nous songeâmes un temps à en faire don au musée de l'Homme, mais le conservateur ne voulut pas de Paul, au motif que son passé politique était suspect; et puis ce n'était pas la vocation de son établissement d'accueillir les gens de lettres. Il fut également impossible de le faire admettre dans un cimetière ordinaire. L'opération exige un permis d'inhumer et nous ne trouvâmes aucun médecin légiste qui acceptât de constater la mort de l'auteur. Le Zubial, lui aussi, refusait de prendre cet encombrant pensionnaire chez lui, sous le prétexte que sa mère, encore éprise du souvenir de Morand, en concevrait de la contrariété. Alors mon père eut une idée qui nous sauva de ce mauvais pas.
Par l'intermédiaire de la bouchère d'un village situé non loin de Verdelot, Paul Morand fut donné à une école communale de Seine-et-Marne, à la grande satisfaction du maître, ravi de cette acquisition pédagogique, utile pour les classes d'éveil. À ce qu'on dit, les enfants de ce patelin en sont fort contents. C'est ainsi que se termina la carrière du grand styliste. Homme d'une droite rigide et élitiste, intime de Proust, épris de catégories héréditaires, Morand est aujourd'hui pendu au plafond d'une école républicaine où l'on enseigne la liberté, l'égalité et la fraternité, parce qu'il rencontra un jour le Zubial.
Croiser mon père faisait souvent bifurquer les destins que l'on croyait les mieux établis. Le Zubial s'y entendait à merveille pour brouiller les cartes du sort. Sa passion était de rectifier les trajectoires des uns et des autres en y mettant de l'ironie. Je crois qu'il redoutait par-dessus tout que les gens qu'il aimait, et lui-même, ne se transforment en empaillés à force de cultiver des certitudes.
Soudain, alors que ma plume court, un doute m'arrête: et si le Zubial m'avait une fois de plus menti? Après tout, qui me dit que ce squelette était bien celui qui soutint la carcasse de Paul Morand? Papa était parfaitement capable d'avoir fabulé et de s'en être persuadé, tant était vif son besoin de faire de la résistance contre la réalité. Pourtant, ce squelette avait des jambes arquées de cavalier, comme celles de l'auteur de L'Homme pressé. Alors…
Mais peu importe, l'essentiel est qu'il existe des êtres merveilleux, des Zubial toujours enclins à faire de l'existence une comédie vraie digne d'être vécue. Plus le temps passe, plus la normalité à haute dose m'asphyxie, moins je me console de croupir dans une époque sérieuse. Le Zubial aurait-il pu être lui-même en cette fin de XXe siècle? Il est vrai que le Paris des années soixante-dix fut un zoo dans lequel vivaient en liberté de bien curieuses espèces. Se sont-elles éteintes?
Il y a un épisode hautement cinglé sur lequel je souhaite revenir: ce qui arriva la nuit et le jour qui suivirent la soirée où le Zubial et Manon gagnèrent une fortune rondelette au casino de Deauville. On se souvient que je m'y trouvais en compagnie de John, mon correspondant anglais ravi de découvrir nos mœurs qu'il croyait être celles des Français.
Après avoir encaissé ce pactole inespéré, le Zubial ne nous ramena pas à Paris directement. Il jugea les circonstances suffisamment exceptionnelles pour se ménager une halte de réflexion. Aussi avons-nous emménagé le soir même dans une suite de l'hôtel Normandy. L'irruption de Manon à la réception, toujours vêtue de paillettes et de quelques plumes d'autruche, fit sensation; elle n'avait rien d'autre à se mettre. L'Anglais nous suivait de près, sans que le cours des événements n'altère son humeur égale.
À peine installés dans nos chambres, papa nous déclara que ces sous tombés du ciel étaient une calamité et que, à ce titre, il fallait nous en défaire dans les plus brefs délais.
– Calamity! Calamity! ne cessait-il de répéter à John, en montrant avec angoisse une petite valise remplie de billets de banque.
Je n'ai d'abord pas bien compris sa rage d'abandonner cet argent, Manon non plus. Au contraire, elle était heureuse que le Zubial fût désormais en mesure d'augmenter la poésie du monde, et de soulager un certain nombre de souffrances. Avec sincérité, elle se félicitait que cette somme vertigineuse fût tombée entre les mains d'un homme tel que lui, dont les désirs illimités et l'invention galopante trouveraient à ces capitaux des emplois enthousiasmants et généreux. Mais le Zubial, lui, paraissait accablé.
En massant ses pieds, nous réussîmes à l'apaiser un peu et à le convaincre de se coucher; ce qu'il fit de mauvaise grâce, après avoir fait monter dans sa chambre deux litres de thé qu'il but séance tenante pour se purger de ses humeurs, ainsi qu'il aimait à le dire.
Mais, au milieu de la nuit, nous fûmes réveillés par ses glapissements dus à une crise de coliques néphrétiques. Un toubib appelé à la rescousse lui injecta ce qui convenait pour atténuer sa douleur; le Zubial fit alors une allergie au produit et se mit à gonfler comme une baudruche. C'était épouvantable à voir. Un autre médecin fut convoqué, aussi inapte que le précédent à saisir les subtilités de la psychologie zubialesque; on l'expulsa, non sans avoir pioché quelques billets dans la valise, au grand étonnement du toubib, pour le rémunérer de son incompétence. Enfin il fallut faire venir Madame Wang, qui rappliqua expressément de Paris. C'est elle qui, après lui avoir planté quelques aiguilles dans les oreilles, obtint à l'aube une décongestion de la bête et formula le bon diagnostic:
– Il ne supporte pas…
– Quoi? fit Manon.
– L'opulence, la richesse.
Deux lavements plus tard, le Zubial surgit de sa chambre en peignoir, ravagé par cette nuit de détresse physique et morale. Il nous expliqua alors qu'il se sentait incapable de faire face à une absence de stress financier. Toujours il avait vécu dans un naufrage économique luxueux qui le maintenait sur le qui-vive: ses revenus étaient immenses, ses dépenses l'étaient encore plus et de ce déséquilibre naissait l'équilibre dont il avait besoin pour se sentir suffisamment en danger et écrire dans une saine panique. Cette confession du Zubial présentait tous les symptômes de la sincérité. Il avait sur le visage cet air d'enfant perdu qui signalait chez lui un désarroi authentique.
– Je suis contre le confort, conclut-il.
Pour se soulager au plus tôt, il sortit un stylo et un papier, inscrivit la somme qu'il avait récoltée pour en soustraire sa mise, le prix de l'hôtel, le coût d'une robe pour Manon et de deux paires de patins à roulettes pour John et moi. Puis, lorsqu'il eut achevé sa soustraction, il rédigea un chèque du montant restant qu'il expédia à la Croix-Rouge; et alors, nous le vîmes sourire en cachetant l'enveloppe qui le libérait du tracas de vivre sans soucis d'argent.