Cet instant me reste comme un grand moment d'irréalité, fascinant et terrifiant de légèreté. J'y ai repensé par la suite, quand ma mère dut affronter les urgences de la nécessité, après la mort du Zubial. Sans délai, elle s'était mise à travailler pour nous élever et, à cette époque, j'en voulus à mon père de la voir peiner, qu'il n'eût ce jour-là pas même songé à éteindre ses dettes fiscales qui nous poursuivirent bien après qu'il se fut carapaté.
Un soir que je sentais ma mère lasse, après une journée de boulot, je lui ai raconté cet épisode; elle m'a répliqué sans hésiter:
– Ton père a bien fait.
Je l'ai considérée comme si elle avait, elle aussi, perdu le bon sens, et n'ai saisi la beauté de sa réponse que des années plus tard. Ce n'est que récemment que j'ai senti combien le besoin de sécurité peut asphyxier l'âme; jusqu'alors, je ne percevais pas à quel point l'assurance de perpétuer ses habitudes est un opium nocif pour les êtres voués aux grandes acrobaties. Riche d'autre chose que de ses dettes, le Zubial eût été castré. Son imagination était fille de ses angoisses, ses talents multiples naissaient des difficultés innombrables qui le cernaient et qu'il ne cessait d'augmenter. Ma mère était du même bois, fait pour plier dans la tourmente sans jamais rompre. Tous deux avaient la passion de s'exposer, de ne jamais se protéger du destin, pour mieux rebondir. Leur amour se renouvelait en les blessant et s'enrichissait des tempêtes qu'ils traversaient ensemble.
À Deauville, après avoir posté son chèque exorbitant pour la Croix-Rouge, le Zubial s'était montré d'excellente humeur. Nous terminâmes la journée sur les planches qui bordent la plage, à faire du patin à roulettes avec John. Je ne savais plus ce qui était le plus ahurissant: que mon père eût gagné cette fortune mirobolante ou qu'il s'en fût séparé avec une telle désinvolture. Il était joyeux, enchanté de marcher au bras de Manon qui était excessivement belle. Avec ardeur, il nous bricolait des histoires, inventait de nouveaux épisodes de la vie de Talleyrand, projetait de jouer bientôt avec moi au tennis en conservant les presses de sa raquette en bois, afin de ne pas contrôler la trajectoire de ses balles et de les frapper plus fort.
J'étais heureux, qu'il le fût enfin et d'être le fils d'un homme aussi dramatiquement libre. L'espace d'une nuit, nous avions été plusieurs fois millionnaires, comme dans un songe; et puis, librement, le Zubial avait opté pour la poursuite de son destin aventureux. Il m'avoua même, avec un vrai plaisir, que son compte en banque était alors à découvert. Cet après-midi-là, notre impécuniosité fut notre luxe; je me sentais riche d'être un Jardin.
Un jour que je rangeais mon bureau, j'ai retrouvé la fausse carte d'identité du Zubial au nom de Julien Dandieu. Sans doute se l'était-il fait fabriquer par un accessoiriste de cinéma, ces artisans de l'impossible. Elle mentionnait une adresse; j'eus la curiosité de m'y rendre, sans rien espérer de précis. Ce que j'y découvris me laisse encore perplexe, me pénètre du sentiment de n'avoir pas bien connu les facettes contradictoires de mon père. Mais sait-on jamais qui sont les êtres?
C'était à Paris, dans le XVIIIe arrondissement, au fond d'une impasse pavée qui semblait un décor de Trauner. Je furetais dans le hall de l'immeuble lépreux quand soudain j'aperçus une boîte aux lettres sur laquelle était écrit le faux nom du Zubial, celui qu'il avait prêté à tant de ses personnages de fiction: Julien Dandieu! Un instant, cela ne me parut pas réel; pourtant l'étiquette était formelle.
Monsieur Dandieu habitait bien ici, au quatrième étage.
J'ai alors pris peur, pour une raison qui m'échappe; je me suis enfui. Cette découverte quasi fantastique ne laissa pas de me troubler les jours suivants, et de m'inquiéter. Ce n'est qu'une semaine plus tard que je résolus de faire une visite à ce héros de mon père, ou à son homonyme.
Il devait être vingt heures; les fenêtres éclairées du quatrième étage signalaient une présence. Je suis monté, avec une panique sourde, et me suis forcé à sonner. La porte s'est ouverte; tout à coup j'ai vu mon oncle Simon, vêtu d'un smoking. Il tenait la porte, avec un air d'enfant surpris en pleine action délictueuse.
– Qu'est-ce que tu fais là? m'a-t-il demandé.
– Et toi? C'est qui Dandieu?
La réponse semblait si complexe qu'il ne parla pas tout de suite, me fit entrer et se servit un verre de vin avant de tenter de s'expliquer. Tout de suite, une chose me frappa: ce deux-pièces était rempli d'habits divers et prodigieusement variés, suspendus à des cintres. On eût dit un magasin de location de vêtements, ou une réserve de costumier.
Simon était le frère aîné du Zubial; son décès récent m'autorise à révéler cet insolite secret qu'il partageait avec mon père. Depuis l'âge de huit ans, les deux frères – en tenant le plus jeune, Gabriel, à l'écart – jouaient à Julien Dandieu. Ce personnage qu'ils avaient imaginé ensemble, alors qu'ils étaient encore enfants, avait pour caractéristique de n'en avoir aucune; tel le caméléon, Julien Dandieu était toujours en devenir. Jouer à Dandieu signifiait donc se couler tour à tour dans la totalité des personnages que l'on porte en soi, ne renoncer à aucune de ses aspirations, fussent-elles opposées.
Ce jeu clandestin de gamins, Simon et le Zubial n'y avaient jamais renoncé; ils le perpétuaient en stockant leurs déguisements dans ce deux-pièces acheté en douce par mon père en 1959. Personne dans la famille n'était au courant. Toutes leurs vies parallèles, dont la juxtaposition eût semblé inacceptable à leurs proches, partaient d'ici et y aboutissaient, qu'elles fussent éphémères ou durables. Ils se regardaient l'un et l'autre comme des acteurs du réel dès qu'ils sortaient de ce bâtiment.
À la mort du Zubial, Simon avait continué seul à flotter au-dessus de la réalité, en venant de temps à autre emprunter l'un des rôles que contenait leur garde-robe secrète. Son obstination tenait autant à son goût d'être multiple qu'à sa fidélité à son frère.
– Et toi, qu'est-ce que tu joues ce soir? lui ai-je demandé, effaré.
– Arsène Lupin, dit-il sans plaisanter. Je vais dîner chez une femme du monde que j'ai rencontrée dans le train, en revenant de Suisse. Je vais essayer de la cambrioler pendant le repas et demain je lui ferai livrer ses propres bijoux, ou ce que j'aurai trouvé, avec un petit mot qui est prêt, regarde…
En quelques lignes, d'un tour désuet et charmant, il informait la dame que sa beauté lui valait cette restitution; et il signait Arsène Lupin. C'était à la fois comique et ridicule de le voir s'apprêter à jouer une telle farce alors qu'il approchait les cinquante-cinq ans; mais je fus bouleversé de retrouver en lui un peu de la fantaisie du Zubial. Les deux frères avaient cela en commun qu'ils ne consentirent jamais à entrer dans l'âge adulte, à rompre avec le merveilleux de leur petite enfance.
Simon n'appartenait pas au monde réel, alors que, si le Zubial savait s'en extraire, il était apte à le réintégrer. Mon oncle, lui, en était parfaitement incapable; il ne savait qu'exagérer. Vous donnait-il rendez-vous? L'heure n'était qu'une très très vague indication; il lui arrivait de surgir deux jours plus tard dans votre salon et de vous embrasser sans la moindre gêne, avec une gaieté folle. Et s'il décidait de vous emmener au cinéma à quatorze heures, vous pouviez en chemin vous arrêter sept ou dix fois, chez des gens improbables, au gré de ses désirs lunatiques et des urgences qu'il s'inventait pour, finalement, entrer dans une salle obscure à la dernière séance, sur le coup de vingt-trois heures, après avoir rendu visite à un ministre plaintif, promené les chiens d'une avocate qu'il vénérait, joué une partie de bridge chez une vieille milliardaire, réparé le chauffage central d'une star anorexique, goûté à quelques gâteaux à la crème dans l'arrière-boutique d'un tailleur inspiré ou étudié les propriétés d'une résine de synthèse dans une bibliothèque scientifique.