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Papa, mon petit papa, grâce à toi je sais que les banquiers auront toujours tort, que les assureurs vivent de nos plus bas instincts, que seuls les risques existentiels nous catapultent vers nous-mêmes. Guidé par l'exemple de tes turpitudes, je vais pouvoir me livrer aux miennes sans craindre que la foudre ne me tombe sur la tête. Aujourd'hui je renoue, enfin, avec la gaieté et les fringales qui me secouaient l'âme à quatorze ans. Certes, tu n'étais pas un homme heureux d'être né; cependant ton désespoir chronique, si pudique, n'arrivait pas au bout de ta joie viscérale, ensorcelante. Tu ne croyais pas aux passions perpétuelles, mais tu n'acceptais pas que les tiennes déclinent. Toujours ta conduite démentait ton pessimisme, comme si tu avais jugé inconvenant, et indigne de toi, de tolérer les petitesses de notre condition.

À trente-deux ans, papa, mon jeune papa, je te rejoins, tu te réveilles en moi, tu bondis sous ma plume, en éternel trapéziste. Je sens que tes yeux viennent se placer derrière les miens, que ton cœur bat dans ma poitrine; ta vitalité m'entraîne au pays des Zubial, là où la peur n'est plus un frein, là où tout est possible, surtout ce qui ne l'est pas. Je me sais en route vers ta sagesse paradoxale, irrésistiblement attiré dans ton sillage, aimanté par ta morale inconfortable, par ta façon fabuleuse d'avoir été un homme. Mais quelle sorte de Zubial vais-je devenir? Saurai-je réussir ma mue sans inquiéter ceux que j'aime? En les faisant profiter de l'immense faim de vie qui monte en moi? Aurai-je l'énergie d'explorer mes multiples facettes?

Ces lignes sont les dernières que j'écrirai sur toi et, déjà, je panique d'achever ce livre que je repousse depuis mes quinze ans. Sur le point de te quitter une fois encore, un ultime souvenir me revient au cœur, plus qu'à l'esprit.

C'était il y a vingt ans. Nous marchions ensemble sur une plage de Normandie. Tu me parlais du bruit de ta vie. Maman, accompagnée d'une de ses amies, suivait nos traces, à quelques mètres de nos rires. Je sentais son regard se poser sur nous; et, volontairement, je me suis mis à adopter ta démarche, en serrant mes mains dans mon dos. J'étais tellement toi en cet instant. Je me suis retourné. Maman m'a souri; ses yeux me disaient qu'elle avait vu notre ressemblance. À ton tour, en croisant son regard, tu t'es aperçu que ce matin-là j'étais désespérément ton fils. Ému, tu m'as souri; un mot, un seul, aurait sali la beauté de ce silence. Tu n'étais plus le Zubial mais vraiment mon père sous ce ciel de Normandie. Je me suis alors dit que, si un jour je réussissais à m'aimer comme je t'aimais, il ferait très beau.

Ton fils,

Alexandre.