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C'est là, dans son atelier, qu'il me fit sentir que nous, les Jardin, étions nés pour aimer. Pendant qu'il rabotait et contrecollait d'imaginaires oiseaux en balsa, il m'expliquait avec fierté que si certaines familles étaient vouées à fournir à la République des bataillons de polytechniciens, ou une brochette de boulangers, nous, nous étions destinés à devenir des amants. À l'entendre, l'affaire ne souffrait aucun débat et si, par nécessité, je devais un jour occuper une fonction rémunérée, il me priait de ne pas y prêter trop d'attention. J'écoutais, en clouant, en vissant, en ponçant.

– Et Président? lui demandai-je un jour. On peut devenir Président de la République, nous? Parce que… ça me plairait bien.

Il posa sa scie, réfléchit un instant et me répondit avec le plus grand sérieux:

– Oui, ça c'est possible… mais quand?

– Quoi quand?

– Quand veux-tu devenir un grand Président?

Il me prenait un peu de court; j'avais neuf ans et ne savais pas trop quoi répondre. Mais son attitude me confirma dans l'idée que l'affaire était jouable puisqu'il ne m'avait demandé qu'une seule chose: quand?

À présent, je me rends compte de la beauté de sa réaction. Le Zubial me permettait tout, pourvu que mes désirs fussent exorbitants. Un père ordinaire eût sans doute ricané devant une telle question; lui s'était seulement inquiété de la date. Le Zubial croyait en la puissance des envies lorsqu'elles sont illimitées. Était-ce une naïveté? Sans doute, mais j'y vois aussi une sagesse, un respect pour ce qu'il y a peut-être de plus précieux chez un petit garçon, et en l'homme: les désirs. Dix-sept ans après, je garde encore le goût des siens, si vifs, si ensoleillants.

Papa, pourquoi m'as-tu abandonné? Pourquoi m'as-tu laissé dans ce monde où les vastes désirs semblent toujours un peu ridicules? Lui seul croyait en mes folies, lui seul me donnait envie de devenir quelque chose de plus grand que moi. Ce goût de l'infini, et de l'infiniment drôle, m'est resté comme une terrible nostalgie.

– Vite! Vite! s'écrie le Zubial.

Sur le point de m'endormir, je me redresse dans mon lit et demande ce qui se passe. Papa m'explique qu'il nous emmène séance tenante, moi et mon correspondant anglais, au Paradis Latin, un cabaret qui électrise le Paris des années soixante-dix. Prestement, nous passons des pantalons et des pull-overs par-dessus nos pyjamas; l'Anglais enfile la veste de son collège, frappée d'un écusson qui m'impressionne.

Une demi-heure plus tard, nous déboulons derrière le Zubial dans ce temple de la folie nocturne, à l'insu de ma mère qui avait fui les chaleurs estivales de la capitale. J'ai treize ans, j'en parais onze; mon père a jugé que le monde devait m'apparaître ce soir-là dans toute sa sauvage beauté. Et puis, il me réserve une surprise.

On nous installe à une table, à quelques mètres de la scène sur laquelle des femmes très peu vêtues entrent dans une cage où un dompteur les traite comme des lionnes. Le fouet claque! Les créatures grognent et en frémissent d'aise.

– Tu vois celle qui est au milieu? La plus belle, celle qui rugit.

– Oui papa.

– C'est Manon. J'en suis fou, et elle m'aime! ajoute-t-il en souriant. Je voulais que tu la connaisses…

Effaré mais stoïque, l'Anglais en pyjama ouvre de grands yeux en regardant la dernière conquête de mon père dont la posture ne figure pas dans les manuels de bonne conduite. Moi, j'ai soudain un peu peur pour ma mère, comme chaque fois que je l'ai vue épris d'une autre; mais je ne dis rien. Et là, tout à trac, le Zubial se met à me parler à voix basse, ainsi qu'il le fit rarement:

– Mon chéri, hier soir, à minuit, j'étais dans un parking sombre et j'ai eu peur… de tout, de rien, du noir. Et j'ai décidé de ne plus jamais avoir peur, plus jamais, comme Manon! C'est absurde d'accepter cette infirmité. Tu vois, ces gens sur la scène, eux ils n'ont pas peur… regarde comme ils sont libres. Manon, elle est libre!

Ce soir-là, lui et moi fûmes peut-être les deux seuls spectateurs à voir de la liberté dans le spectacle de ces femmes nues encagées. Il me prêtait son regard; j'épousais ses sensations, j'apprenais à devenir lui, c'est-à-dire moi. Puis, dans un fracas de trombones, d'énormes avions en carton pilotés par des travestis tombèrent du plafond, accrochés à des filins, pour se livrer au-dessus de nos têtes renversées à une imaginaire bataille aérienne, ponctuée d'explosions fictives. Les scènes les plus décousues et drôles se télescopaient, s'amplifiaient et se répondaient, quand soudain je m'aperçus que papa avait disparu! Il avait quitté en douce notre table. Nous étions seuls, mon correspondant et moi, égarés dans un cabaret parisien, à une heure où tous les petits garçons dorment.

Alors, l'inimaginable se produisit. Nous vîmes le Zubial réapparaître sur la scène, équipé d'une perruque blonde, levant la jambe en cadence au milieu des danseuses qui formaient la revue. Son regard ne quittait pas Manon; elle menait la troupe. À cette époque, mon père était au sommet de son éphémère gloire littéraire, et personne dans le public ne pouvait imaginer que parmi ces filles se trouvait le dernier lauréat du Grand Prix du roman de l'Académie française. Sans doute voulait-il me montrer qu'aucune peur ne le limiterait jamais plus, qu'aucune timidité n'aurait raison de son immense désir de jouer avec la vie. Secoué par cette vision, mon correspondant anglais se pencha vers moi et, avec une pointe d'accent insulaire, me confia:

– À Londres, nous ne dirons rien…

Mais nous n'avions encore rien vu. Au sortir du spectacle, papa nous entraîna dans les loges rejoindre celle qui occupait ses rêves, et parfois son lit, depuis quelques semaines. Animal magique, ennemie de toutes les tempérances, Manon avait ce quelque chose d'irrésistible qui exige l'amour comme un dû et la passion comme un minimum. Elle m'embrassa, me laissant au passage des paillettes sur le visage et des étoiles dans les yeux. Son corps exquis promettait tous les vertiges, sa grâce fluide faisait d'elle une princesse authentique perdue dans cet univers de faux-semblants. Encore vêtue de son costume de scène à plumes d'autruche, sans se démaquiller, elle nous suivit dans la voiture du Zubial.

– Où allons-nous? demandai-je.

– Provoquer le hasard! me répondit papa.

Deux heures plus tard, nous faisions irruption au casino de Deauville. L'émoi suscité par l'apparition de Manon, toute en paillettes, nageant dans les plumes colorées, fut tel que la question de mon âge et de celui de mon correspondant parut négligeable. Le Zubial changea une forte somme, bien entendu excessive; puis il ramassa les plaques et, sans trembler, s'approcha de la roulette pour les déposer toutes sur un seul numéro.

Longtemps la boule tourna.

Vingt ans plus tard, je me revois scrutant ce petit objet rond qui bientôt nous dirait que nous étions ruinés, une fois de plus. Puis comme hypnotisé par le mouvement de la boule, je contemplai mon père avec les mêmes yeux qu'aujourd'hui, avec cette jalouse admiration mêlée de consternation; car il me fatiguait et me révoltait, je le confesse. Mais dans le même temps, je l'ai trouvé si séduisant, si follement jeune, si gorgé de vitalité qu'il m'a semblé le plus enchanteur des pères. En cet instant qui précédait le drame certain, il était tellement lui-même que je me suis reconnu en le regardant. C'était moi, un moi de rêve qui était au bras de cette femme aussi légère que la musique de son Paradis burlesque; mais ce moi de quarante-trois ans qui frémissait en scrutant la roulette, ce moi était tellement mieux que moi que c'en était désespérant.

Et puis, le pire est arrivé. La boule s'est immobilisée. Tout le monde s'est penché, nous a regardés. Manon a alors poussé un cri de bête, un cri comme seuls en poussent les athlètes qui viennent de pulvériser un record du monde, un de ces cris qui restent dans les annales de l'histoire, qui traversent les âges et perpétuent les légendes, un cri qui disait que les fous auraient toujours raison contre les banquiers.