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Le scénario de base de ce jeu de l'hôtel exigeait que mes parents se présentent à la réception d'un établissement, normand en général, à un quart d'heure d'intervalle, pour prendre chacun une chambre individuelle, réservée sous un faux nom. Ensuite, tout était permis. Ils pouvaient faire semblant de ne pas se connaître pour mieux se rejoindre en douce ou s'amuser à se rencontrer en endossant des rôles toujours neufs.

Plus tard, beaucoup plus tard, j'ai moi-même eu l'envie de jouer à ce jeu très Jardin, porté par l'excitation de reconquérir ma femme qui, selon les saisons, aurait porté des perruques brunes ou rousses, des lentilles de couleur et des vêtements inattendus, tandis que je me serais déguisé en louant au Cor de Chasse, à Paris, des costumes qui m'auraient entraîné vers des rôles encore vierges pour moi. Mes accents auraient varié, et mes désirs se seraient alors réveillés, comme au premier jour.

Mais je n'ai jamais osé proposer à ma femme de nous concerter pour que renaisse ce rite étrange qui me vient de mon enfance. Ces jeux comportent trop de fausseté pour lui plaire. Elle n'aurait pas apprécié que je réédite ces pratiques qu'elle savait être du Zubial; ma femme raffole des instants où je suis vrai comme d'autres du chocolat. Sans doute m'aurait-elle suspecté de m'éloigner de moi-même, et les apparences lui auraient donné raison.

D'où vient cette manie propre à notre famille de rendre théâtre ce qui pourrait être naturel comme si nous n'avions pas confiance en notre faculté d'improvisation, en nous-mêmes. Mais nous ne jouons que nos sentiments réels, pour les parfaire, les ajuster à notre nature et leur donner leur véritable ampleur. Feindre ce que nous n'éprouvons pas nous paraîtrait une faute de goût. Chacun s'approche comme il peut de sa vérité…

La dernière fois que j'ai tenté de jouer à ce jeu de l'hôtel avec ma femme, sans l'en avertir, j'eus une pensée émue pour mon drôle de papa. Dans le miroir de la chambre d'un hôtel délicieux, à Saint-Rémy-de-Provence, tandis que j'enfilais des vêtements de Québécois du grand Nord, j'ai cherché le Zubial au travers de mes traits. Il était bien là, frémissant dans mon regard, souriant par la commissure de mes lèvres. J'eus le sentiment, fugitif, d'être son reflet et lui l'initial. Était-ce moi ou lui qui allait débouler dans le hall de cet hôtel provençal afin de jouer à rencontrer ma femme pour la première fois? Était-ce lui ou moi qui allais adopter un accent québécois? Un instant, j'eus peur de rater mon entrée, que ma cour fût inefficace. Si j'étais mauvais, Hélène pouvait fort bien trouver la plaisanterie sans charme et y mettre un terme. Cette frayeur m'enchanta, me rendit à moi-même, à ma filiation. Le Zubial avait tant joui de cette crainte lors d'escapades semblables avec ma mère.

En descendant l'escalier, je me demandais si un jour je finirais d'être Jardin ou si nos rêves ne me quitteraient jamais. Je me repassais la scène prévue, répétais mon dialogue et, au moment où je vis ma femme, à l'autre bout du hall, je m'aperçus soudain que j'avais oublié un accessoire essentiel! Aussitôt, je rebroussai chemin.

Dans la chambre, je fouillai mon sac et, avec horreur, constatai que j'avais oublié à Paris ma canne blanche. L'ensemble de mon scénario était caduc. Mon intention première était de jouer à l'aveugle pour, un week-end durant, demander à cette jeune femme – la mienne! – de me prêter ses yeux en lui faisant d'abord décrire les lieux, la végétation, puis nos physiques et, enfin, nos sentiments naissants. Mes scènes étaient réglées, mes répliques ajustées, mon jeu assez au point. Qu'allais-je faire? Dans ma panique, j'eus alors l'idée d'exhumer un vieux scénario du Zubial, inverse de celui que j'avais prévu.

En toute hâte, je plaquai mes cheveux indisciplinés avec du gel, fixai une moustache sous mon nez, mis les lunettes noires que j'avais apportées et une casquette aux couleurs d'une équipe de hockey d'Abitibi (Québec). Ainsi équipé, et vêtu des frusques que j'avais dissimulées dans ma valise, Hélène ne pouvait pas me reconnaître au premier coup d'oeil; d'autant qu'elle me croyait parti pour l'après-midi à Marseille.

Calmement, je descendis et me dirigeai vers la mère de mes enfants qui buvait un verre au bar de l'hôtel. Elle leva les yeux. Je feignis de ne pas la remarquer, passai devant elle, repassai et m'assis enfin à proximité de sa table. Loin de m'identifier, elle en parut d'abord gênée, puis amusée; l'immense salle du bar était déserte et j'étais venu me coller contre elle! Une demi-heure durant, occupée à feuilleter des magazines, elle parut attendre que l'inconnu que j'étais risquât quelques mots, une avancée, tant il était évident que je m'étais placé là pour l'aborder; mais rien ne vint. Je demeurais immobile, à l'observer en ayant l'air de lire un quotidien, en me contentant de jeter de temps à autre une olive sur sa table, histoire d'attirer son attention. Puis je replongeais dans mon journal qui, déplié, me dissimulait assez bien.

Je jouissais de la regarder à la dérobée, en m'efforçant de voir ce que je ne percevais plus en elle. Et, dans cette distance maintenue, je décelai plus d'indices de ses frustrations qu'en bien des mois de promiscuité conjugale. En décryptant sa physionomie, je m'attachais à deviner sa nature, ses besoins et ses inclinations, tout ce qu'elle me taisait et que son corps suggérait, révélait. Affranchi du brouhaha de notre quotidien, j'étais enfin avec elle, en compagnie de cet être si faussement transparent.

De temps à autre, je pensais à ce que le Zubial m'avait raconté d'un week-end semblable avec ma mère. Quelques détails me revinrent quand, brusquement, il m'apparut que j'étais en train de devenir fou. Car enfin, ce dialogue avec ses mânes était à sens unique! Le lien que je perpétuais entre mon père et moi n'existait que dans mon cerveau malade de fils trop tôt sevré.

Alors j'eus besoin de rédiger ce livre, que l'écriture rende réelle notre filiation qui, toujours, me sembla un songe. Ce texte me serait comme une reconnaissance en paternité que je signerais de son nom: Jardin. Il me fallait retrouver mon père en ce lieu qui présente pour moi plus de vérité que le monde sensible: un morceau de littérature. Là, à l'abri des mots, je savais que mes sentiments véritables pourraient m'atteindre, que mes manques ne m'esquiveraient plus. Au fond, ce n'était pas sa présence que j'avais le désir de ressusciter mais son absence, qui fut peut-être plus grande encore de son vivant.

Certes, je voyais souvent le Zubial; ce récit l'atteste. Mais c'était le fils du Nain Jaune où l'amant de ma mère qui m'entraînaient dans leurs cavalcades parisiennes. C'était un homme qui aimait les femmes que je retrouvais dans notre atelier de Verdelot, ou bien Pascal Jardin que l'on saluait dans les restaurants qu'il me montrait pour nous montrer. Mon père, lui, eut toujours le plus grand mal à se produire devant moi; ce rôle de composition était sans doute pour le Zubial un contre-emploi. S'il intéressait son amour-propre, il ne satisfaisait pas ses besoins. Pourtant, il me légua tant de rêves, tant de questions, qu'il m'arrive de me prendre pour un héritier.

Peut-on vivre sans joie? Au lendemain de sa mort, je découvre que la réalité privée de sa fantaisie est pour moi une punition. À quinze ans, le malheur d'exister me gagne. Brutalement, Verdelot se dépeuple de ses rires effrénés, de ses maîtresses somptueuses, de ses animaux de cirque, de ses inventions et de la folle gaieté qu'il imprimait sur tous lorsque nous faisions la cuisine en imaginant des procédés d'alchimistes, ou quand nous sondions les murs de la maison pour mettre la main sur un trésor.

La dernière fois que j'ai vu Claude Sautet à Verdelot, du vivant du Zubial, il était au fond d'un trou gigantesque, dans la cour, une pioche à la main, en train de creuser avec ardeur, excité par les propos véhéments de mon père. Vêtu d'un peignoir et d'une peau de chat, papa s'agitait autour de la fosse, l'exhortait à ne pas mollir, en lui jurant que c'était bien là que les prieurs de l'abbaye avaient enterré le produit de cinq siècles de dîme. Et Claude piochait. Les mains constellées d'ampoules, il s'activait, entrait dans la danse du Zubial, participait à sa jubilation. Non loin, devant la cuisine, deux ex-amants de ma mère faisaient rôtir des pilons d'autruche sous les yeux éberlués de mes copains de classe.

Mais de quoi était-elle faite cette joie effarante, zubialesque, qui ensorcelait tout le monde? Cette marée qui submergeait les plus chagrins, emportait les mélancoliques de tout poil et faisait se déboutonner les grands timides? Sa présence avait le pouvoir d'éveiller en chacun le goût de l'extravagant et de la fête.

Décidions-nous de visiter les châteaux de la Loire? Il louait trois montgolfières et autant de porte-voix de plateau de cinéma pour communiquer dans le ciel. Dès le lendemain, nous décollions de Chenonceaux, le temps de réunir le matériel qui se révélerait inutile lors de notre périple: des lampes de spéléologues, une tenue d'aéronaute digne de Saint-Exupéry, qu'il s'attribua, des oreilles de Mickey pour les enfants, une tente anglaise du dernier chic, au cas où il nous faudrait bivouaquer dans la savane tourangelle, quelques armes pour défendre les femmes de l'expédition, des vivres en abondance, quelques citrons afin de ne pas souffrir du scorbut si nous restions bloqués dans les airs par des courants ascendants, cinq longues-vues, deux pigeons voyageurs pour communiquer notre position d'atterrissage. Deux car faire transhumer un couple lui semblait plus émouvant. Et puis, une grande quantité d'oreillers, de peaux de bique, histoire de lutter contre les grands froids, et des mitaines d'épaisseur variable.

C'est ainsi que nous appareillâmes, un samedi matin, en compagnie d'un couple d'acteurs excessivement célèbres, du plombier de Verdelot qui nous tiendrait lieu de machiniste, d'un écrivain chauve, également dialoguiste, d'une amie peintre chargée de rapporter de notre odyssée quelques croquis, et de quelques enfants, dont moi. Le metteur en scène Philippe de Broca, grand aéronaute, s'était également joint à notre équipée; il monta dans sa propre nacelle. Ma mère et les maîtresses du Zubial n'avaient pas été jugées aptes au voyage, au cas où nous tomberions dans le jardin d'une très jolie femme. L'éternel amoureux entendait se réserver toutes latitudes.

Je m'étais installé dans la montgolfière du Zubial rebaptisée le Nautilus pour la circonstance. Papa donnait du mon bon à notre pilote, un Angevin qui refusa de porter le casque en cuir qu'il lui présenta. Le Zubial savait fort bien que toute cette agitation ne rendrait pas les châteaux de la Loire plus féeriques, mais il tenait à ce que chaque instant, chaque situation fût célébrée et vécue comme une occasion exceptionnelle d'exister.