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Nous survolâmes des forêts où copulaient des cervidés, des vergers abondants, un mariage plein d'inconscience, d'innombrables gentilhommières entourées de houles de vignes soignées, du bonheur étalé sous nos pieds. Tout en goûtant un cigare, le Zubial m'expliquait que ce que nous voyions était la France, la vraie, celle dont nous parlions la langue formée pour exprimer la joie de participer au monde sensible. Au passage, il éructa contre le goût du malheur qui détériorait nos contemporains, vitupéra contre lui-même, et déclara que nous autres, les Français, étions faits pour lutiner les femmes et non payer des impôts.

Les trois nacelles flottaient parmi les nuages depuis quelques heures, ponctuées de commentaires du Zubial criés aux autres ballons à l'aide de son porte-voix, quand il aperçut un admirable petit château en pierre blanche. Dans un parc à la française jouaient sept jeunes filles, toutes rousses, que de Broca identifia à la longue-vue comme des sœurs. Nos propos étaient évidemment entendus de tous les Terriens puisque de ballon en ballon nous communiquions avec ces hurloirs à piles. L'excitation était à son comble. Nous décidâmes de regagner la terre ferme.

Mais quand le ballon amiral fut sur le point de toucher le sol, sous les fenêtres du château, le Zubial actionna les manettes et nous reprîmes de l'altitude, au prétexte que, vues de près, les créatures étaient ingrates. La vérité, qu'il me confia plus tard, était que ces jolies filles resteraient des songes, des aventures immatérielles, matière à exciter nos rêveries, à le consoler des femmes réelles, à écrire.

Ce jour-là, chaque fois qu'il fut question de se poser, le Zubial s'y refusa in extremis, arguant de fausses raisons. Je crois que le survol de ces demeures remplies de femmes intouchables l'enchantait plus que tout. À la longue-vue, il examinait ces amantes qui ne le chagrineraient jamais, ces épouses fidèles en son esprit, ces histoires en jachère qu'il pourrait raconter ensuite sans avoir pris la peine de les déflorer.

C'est d'ailleurs ce qui arriva. Nous rentrâmes le soir même, sans que notre matériel de survie eût même été déballé, sans avoir fréquenté personne d'autre que les oiseaux. À peine eut-il foulé le sol que le Zubial commença à concevoir les récits merveilleux que nous pourrions tirer de cette absence d'aventures. Les sept rousses devinrent les quatorze fesses, nous étions ivres de leur corps généreux, naturellement, et tutti quanti.

Par la suite, plus il fabula sur ce périple en ma présence, plus nous resserrâmes notre connivence; j'en rajoutais parfois une pincée de mon cru. Je crois même que la plus jeune de ces sept rousses devint un temps mon premier amour. Notre voyage en ballon entra dans notre légende personnelle, devint mieux qu'exact: enfin réel, car paré de tous les attributs qui le rendaient digne de l'être. D'ailleurs, parfois, il m'arrive encore de songer aux quatorze fesses avec nostalgie…

La joie communicative qui émanait du Zubial était faite d'un étrange parfum d'irréalité, lequel tenait à sa façon de tout revisiter à l'aune de ses fantasmes et à son goût pour les situations invraisemblables. Mais il ne mentait que pour dire sa vérité, rarement par intérêt, jamais pour se cacher. Cependant, et ce n'était pas là le dernier de ses paradoxes, mon père fut l'une des personnes les plus incarnées que je connaisse. Ses sens exigeants, qu'il tenait de sa mère, l'attachaient à la réalité, lestaient son naturel rêveur. Les appétences multiples qui le tenaillaient firent de lui un excellent cuisinier, un danseur invétéré, un ébéniste prolifique et un masseur hors pair. Peu d'intellectuels ont autant existé par leur corps.

Faire la bouffe avec le Zubial me réjouissait. À Verdelot, il avait construit avec l'aide des amants de ma mère une cuisine immense où s'entassaient toutes sortes d'appareils fabriqués à sa demande par des artisans complices: des machines à vapeur en bambou, des cuiseurs d'oeufs en pierre ponce, des fours à sel, des tournebroches pour grenouilles, des broyeurs de tomates qui séparaient la pulpe et les pépins, une batterie d'ustensiles propres à cuire à l'étouffée les mets les plus improbables, des séchoirs en batterie destinés à lyophiliser nos légumes, des hydrateurs de fruits, les couteaux les plus biscornus, des tranchoirs de toutes tailles, un alambic qui lui servait à faire de l'alcool de groseille, de poireau, de feuille d'impôt, etc. Cette dernière décoction alcoolisée, à base d'une marinade de rappels du fisc, l'enchantait particulièrement. L'ensemble était accroché au plafond à des poulies dont les filins formaient une vaste toile d'araignée. Que l'on se figure un laboratoire culinaire où s'activait ce passionné d'alimentation qui ne cuisinait que pour séduire, les autres et lui-même; car, dans ce rôle de cuistot alchimiste, le Zubial se plaisait énormément. Ma sœur, mes frères et moi occupions les fonctions de marmitons.

Ses invités prenaient place en bout de table, exécutaient les menus travaux. J'ai toujours vu à cette place quelques-uns de ses metteurs en scène, occupés à épépiner des groseilles ou écaillant les grosses carpes qu'allait pêcher Jeanine, notre femme de ménage, qui déplorait les pratiques de mon père.

– Non Monsieur Jardin, un rôti de veau ça se cuit dans un four!

Le plus étrange dans tout cela était que la cuisine du Zubial était excellente. Il tenait de sa mère un goût très sûr, mûri par une longue fréquentation des grands restaurants et servi par un palais étonnant, une sorte de radar à saveurs qui guidait ses gestes imprudents.

Un jour, le Zubial avait reçu un bout de crocodile marin, en provenance des îles Marquises, une grande queue qu'il ne savait comment cuisiner. C'était Jacques Brel qui la lui avait envoyée, accompagnée d'un mot elliptique: Tout se mange… Jacques.

Deux heures durant, nous téléphonâmes à quelques sommités de la bectance pour être éclairés par leur savoir qui, en l'espèce, se révéla nul. Aucun chef ne savait au juste comment traiter l'admirable queue du poète. Fallait-il la plonger dans l'eau bouillante? La frire? La découper en filets? Servir le crocodile avec une sauce batave, dite hollandaise? Ces instants où la marche à suivre était inconnue de tous avaient le pouvoir de ravir le Zubial. Il lui semblait alors qu'il était dans son eau. Ne l'intéressaient au fond que les circonstances où exister échappait aux règles. Mais, dans le doute, nous décidâmes de congeler l'énorme bout de viande poissonneuse.

Puis Brel mourut et jamais le Zubial n'osa manger la queue. Chaque fois que nous ouvrions le congélateur, il nous semblait que nous possédions un bout de la chair du poète qui gisait dans ce sarcophage glacial. À plusieurs reprises, ma mère voulut s'en séparer, au prétexte que cette viande sanguinolente était désormais impropre à la consommation. Le Zubial assenait invariablement que, si les mammouths étaient parvenus jusqu'à nous dans les glaces sibériennes, ce crocodile marquisien pouvait fort bien patienter encore quelques années.

Puis mon père mourut, lui aussi. Quand je revins pour la première fois à Verdelot, le spectacle de sa cuisine me fendit le cœur. Qui donc pourrait encore animer ce lieu surréaliste? À qui serviraient ces appareils à expérimentation culinaire? Alors, comme pour vaincre ce chagrin de mes quinze ans, je résolus de les employer une dernière fois pour cuisiner la queue de Brel.

Une matinée durant, nous avons joué, mes frères et moi, à concocter un ragoût de crocodile. Entre rires et larmes, nous fîmes fonctionner cette machinerie absurde et, quand tout fut prêt, c'est notre mère qui découpa le reptile marin. La place du Zubial était vide. Même la queue caoutchouteuse avait le goût terrible de son absence. Mais personne n'osa dire que c'était infect. Chacun mastiqua sa part jusqu'à la dernière bouchée.

Tout le monde fut malade; je faillis y passer à mon tour, tant la chair du poète se révéla toxique. Mais que ne ferait-on pas pour que se perpétuent les liens qui nous font exister?

Dix-sept ans après sa disparition, que me reste-t-il du Zubial? Un seul objet: une raquette un peu particulière qu'il fabriqua lui-même, taillée dans une branche de pommier qui forme un cercle irrégulier. Le tamis en nylon qu'il improvisa a de ces vagues qui en rendent l'usage incertain. Ce cadeau étrange, à son image, le Zubial me l'offrit pour l'anniversaire de mes sept ans, accompagné d'une carte de visite sur laquelle il avait écrit au dos: raquette pour idées folles. Papa.

Craignait-il que l'âge de raison ne fût fatal à mes goûts trop personnels, à mes rêves, qu'il avait tant contribué à former? Cette raquette était tout son legs, tout ce qu'il jugeait nécessaire à mon passage sur Terre, un instrument propre à faire rebondir de travers les idées qu'on me lancerait, une raquette destinée à me faire perdre le contrôle de mes coups trop volontaires, une invitation à suivre des directions imprévues.

Aujourd'hui que je suis devenu un animal réglé par le quotidien, entravé par la crainte d'être totalement moi-même, je regarde cette raquette pour idées folles comme un programme dont l'ambition m'effraie. Comment n'eut-il pas lui-même la trouille d'être ce qu'il osait être? Comment parvint-il à ne jamais se borner?

Imaginez que vous êtes lui. Imaginez que vous vous donnez soudain le droit d'être furieusement heureux. Oui, imaginez une seconde que vous n'êtes plus l'otage de vos peurs, que vous acceptez les vertiges de vos contradictions. Imaginez que vos désirs gouvernent désormais votre existence, que vous avez réappris à jouer, à vous couler dans l'instant présent. Imaginez que vous savez tout à coup être léger sans être jamais frivole. Imaginez que vous êtes résolument libre, que vous avez rompu avec le rôle asphyxiant que vous croyez devoir vous imposer en société. Vous avez quitté toute crainte d'être jugé. Imaginez que votre besoin de faire vivre tous les personnages imprévisibles qui sommeillent en vous soit enfin à l'ordre du jour. Imaginez que votre capacité d'émerveillement soit intacte, qu'un appétit tout neuf, virulent, éveille en vous mille désirs engourdis et autant d'espérances inassouvies. Imaginez que vous allez devenir assez sage pour être enfin imprudent.

Imaginez que la traversée de vos gouffres ne vous inspire plus que de la joie.

C'était tout cela être le Zubial.

Comment réussit-il à tenir quarante-six ans?

Pour faire un Zubial, il fallut une famille hors normes. Son père, Jean Jardin dit le Nain Jaune, fut un homme d'influence occulte. Toujours occupé à intriguer dans les salons privés de la vie politique, à infléchir la conduite des hommes en place, il gouverna assez peu l'éducation de ce fils turbulent, trop vite livré aux mains d'une mère excessive qui le vénérait.