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Nous faisons péter une nouvelle canette. Une vieille carpe remonte à la surface, le ventre à l'envers, dans un remugle de vase, image de son désarroi. Il me parle de son père, de ses courages, de son double engagement, à Vichy et en faveur de l'armée de l'ombre, à Berne, de ses longues négociations avec l'Amérique de Roosevelt. Plus il me dépeint l'envers secret d'une guerre compliquée, plus je comprends l'ampleur de sa souffrance de petit garçon. On ne défend pas son père si on ne sent pas que l'histoire l'accuse et que la morale le réprouve. Si le mystérieux Nain Jaune est un jour acquitté, ce ne sera qu'en appel.

Alors, tandis que le Zubial parle, je vois nettement en lui l'homme héroïque qu'il a besoin d'être. Pour réparer? L'explication est un peu facile. Mais j'ai toujours eu le sentiment que le Zubial se concevait comme un héros des temps de paix. Sa façon d'aimer, de se risquer dans sa conduite, de militer pour une certaine façon d'être, empreinte de totale vérité, fut jour après jour motivée par le besoin de résister. À quoi? Aux conforts de la médiocrité, aux rêves mesurés, aux facilités des renoncements. Pourtant, il ne revendiquait rien; son drapeau était ses mœurs, son discours une pratique vertigineuse.

Je me revois un dimanche soir où nous rentrions d'un week-end en Normandie, sur l'autoroute, comme de braves Parisiens transhumant au milieu d'une marée de carrosseries. Frédéric dort, je somnole à l'arrière, quand tout à coup j'entends le Zubial qui dit à notre mère la confiance qu'il a en son regard sur la vie, plus que dans le sien. Puis, pour bien lui faire sentir à quel point il croit en elle, il ajoute:

– Je vais fermer les yeux et tu vas me dire quoi faire, comment conduire. Prête-moi tes yeux.

Nous sommes lancés à cent quarante kilomètres à l'heure. Sur le visage brusquement crispé de ma mère, je lis que papa vient de faire ce qu'il a murmuré; un coup d'oeil dans le rétroviseur me le confirme. Le Zubial conduit à l'aveugle en attendant les indications de cette femme, la sienne, qu'il veut pour guide.

Naturellement, ma mère le supplie de revenir à la raison, d'ouvrir les yeux, lui rappelle que deux petits enfants roupillent à l'arrière. Rien n'y fait. Nécessité oblige, elle lui donne quelques indications. Le Zubial lui répète qu'il voudrait qu'elle ait confiance en elle pour eux deux. Des voitures klaxonnent. Il reste dans le noir. Ma mère n'ose pas hurler sa frayeur, de peur de nous réveiller et que la situation ne nous rende définitivement cinglés. Et moi je me dis que je suis l'enfant de ces gens-là… Ces minutes extrêmes vont compter lourdement dans mon destin, dans l'idée particulière que je me ferai de l'amour.

– Tant que tu auras peur, je continuerai, dit mon père, tant que nous ne ferons pas un… un seul corps.

Le concept peut paraître théorique, la situation, elle, ne l'était pas. Cela dura, tant que ma mère n'en passa pas par ses exigences. Pourquoi ne lui en voulut-elle pas par la suite? Car le plus extraordinaire dans tout cela n'est pas que le Zubial se fût livré à cet exercice de voltige motorisée mais que ma mère ne l'eût pas quitté avec fracas dès notre arrivée à Paris. J'ai même le souvenir que sur le trottoir elle l'avait embrassé avec passion, à ma grande satisfaction.

Des années plus tard, un jour que nous nous promenions dans la campagne de Verdelot, je lui ai avoué que cette nuit-là je ne dormais pas; et je lui ai posé la question qui me brûlait:

– Ce soir-là, pourquoi tu n'es pas partie? Elle réfléchit un instant et, dans l'émotion qui lui torturait le visage, me répondit:

– Il était vivant, lui. Puis elle ajouta:

– Il savait aimer, et être aimé.

Je devais avoir dix-sept ou dix-huit ans. Je me suis alors demandé avec panique si, moi aussi, je saurais un jour aimer et me laisser aimer par les femmes en faisant de mon amour une aventure totale, héroïque. Au fond, peut-être est-ce cela être Jardin?

J'ai treize ans. Pour la première fois je me découvre soumis à mes sens, joyeux d'être enchaîné à mon corps, asservi par une femme: je suis fou d'amour! Elle se prénomme Sacha, a dix-huit ans, des seins volumineux qui m'affolent et un accent Slovène qui me tétanise. Son âge, avancé à mes yeux, la classe parmi les vraies femmes, celles qui se méritent, qui suscitent toutes les espérances. Je l'ai rencontrée sur un chantier où des jeunes du monde entier viennent donner un peu de leurs vacances pour effacer les humiliations que le château de Guise a essuyées au cours des avatars de l'Histoire.

C'est à peine si Sacha s'est aperçue que j'étais autre chose qu'un gamin susceptible de manier une truelle. Avec obstination, je m'avance, montre mes plumes de jeune coq un peu ridicule, l'étourdis de paroles, d'histoires abracadabrantes et m'impose. Sans qu'elle ait bien compris par quel coup d'éclat j'ai réussi à la séduire, je gagne ses menues faveurs. Il fait très beau. Mais il me faut plus que ses lèvres, plus que ces reptations malhabiles sur un corps habillé; jamais je n'ai eu une telle fringale de peau, une telle fièvre de culbuter une fille.

L'endroit ne se prête pas aux étreintes. Le directeur acariâtre du chantier me piste pour que je n'escalade pas la croupe de Sacha tant que je suis sous sa responsabilité. Ce renard traque mes initiatives, déjoue mes ruses d'affamé, d'amoureux éperdu fasciné par son désir. Pourtant, tout ici me semble un lit propre à nous combler: un tas de feuilles sous un saule, au bord d'une rivière, des foins qui me narguent, ce sol sablonneux sur lequel je nous verrais si bien rouler. Il n'est pas d'arbre contre lequel je n'imagine pas de prendre Sacha avec feu, pour lui faire des enfants, la mettre à mon nom et l'aimer jusqu'à ce que, exténuée, elle en crève. C'est sûr, c'est certain, c'est évident, c'est elle, ça ne peut être qu'elle la femme qui marquera ma destinée. Je sais à peine qui elle est – nous conversons dans un patois improvisé que je crois être de l'anglais – mais peu importe! Je l'aime! Je l'adore comme un forcené, comme on n'aime qu'à treize ans, avec la foi des inconscients, la dernière des énergies, l'incandescence qui fait la beauté de cet âge et son aveuglement délicieux.

Une seule solution: sitôt libéré de la tutelle du directeur, je dois l'enlever. Pour l'entraîner où? À Verdelot! En été, la maison est vide; cette vacuité me semble providentielle, le signe même que je ne dois pas hésiter.

Sans tarder, j'appelle ma mère pour savoir où se trouvent les clés de la maison. Il n'est pas même question de consulter Sacha ou d'interroger ma mère pour connaître son avis. Est-ce que l'on demande à ses parents l'autorisation d'aller faire l'amour? À treize ans, je me sens dans mon plein droit, talonné que je suis par ma crainte de piétiner encore dans l'enfance.

– Pourquoi veux-tu les clés? me demande ma chère maman au téléphone.

Et moi de lui répondre que j'entends faire une douzaine de petits à cette Sacha et de lui égrener les mérites imaginaires que je prête sans mesquinerie à ma bien-aimée. À l'autre bout du fil, je sens ma mère un peu déroutée. Elle bredouille quelques mots, me dit où sont les clés et raccroche.

J'apprendrai plus tard qu'elle fut malade de mon appel, glacée d'inquiétude à l'idée que son petit garçon se lance trop tôt dans une carrière d'amant; et puis mes désirs inopportuns de reproduction n'étaient pas propres à la rassurer. Mais elle n'avait pas bien vu comment canaliser ma véhémence. Pleine d'interrogations, elle avait ensuite convoqué ses amants et mon père en une assemblée plénière pour examiner ma requête, qui n'en était pas une. Mon sort avait été mis aux voix. Étrangement, la majorité fut morale; contre toute attente, le Zubial exigea que l'on m'interdît encore pour un temps l'accès à la peau des femmes. Je ne dus ce qui va suivre qu'à la confiance que ma mère avait en moi; c'est elle qui s'opposa aux peurs de ses hommes.

Huit jours plus tard, je débarquais à Verdelot, à la tête d'une petite troupe composée de Sacha, de trois de ses compagnons yougoslaves et de mon éternel correspondant anglais qui avait fini par s'accoutumer aux mœurs des Jardin. Passionné de croquet, John initia les Slovènes aux subtilités de ce jeu sur notre gazon briard, tandis que je passais mes journées à m'étonner du fonctionnement imprévisible de l'anatomie de Sacha.

Généreuse, elle s'offrait à mes appétits, se régalait de moi, rassurait mes peurs, déjouait mes attentes et surprenait mes sens. Elle ne m'apprit rien de particulier car nous n'étions pas à l'école, seulement en vacances dans un lit dont nous sortions à peine. De ces heures pleines de fraîcheur, je garde le souvenir d'une nudité exquise, d'une intimité joyeuse. Sacha faisait gaiement l'amour, les yeux grands ouverts, sans y mettre cette gravité qui donne parfois à ces instants une allure sacrificielle. Son enjouement n'était pas constant, sans quoi il eût été artificiel, mais il dominait son humeur, illuminait sa gourmandise. Camper sur le corps de cette tendre Slovène me donnait le sentiment de baguenauder dans un XVIIIe siècle français et enchanteur. Ces étreintes n'étaient pas l'occasion d'aviver nos malentendus ou d'en découdre avec des douleurs anciennes; il n'était question que de bonheur.

Mais les accords les plus parfaits n'ont qu'un temps. Sacha dut rentrer sur les rives de l'Adriatique; ses études reprenaient leur cours. La mort dans le cœur, je la raccompagnai au train de nuit pour la Yougoslavie, gare de Lyon, en compagnie de John. Sur le quai, je l'embrassai, avec l'horrible pressentiment que Tito lui-même empêcherait que nous puissions nous revoir. Quand la rame s'ébranla, une envie irraisonnée me rendit comme fou. Je sautai soudain dans le train, sans argent ni passeport, pour la suivre, et l'aimer sans mesure derrière le rideau de fer. Que se passa-t-il ensuite? Je ne le compris qu'après.

Je reçus un coup violent dans la mâchoire et, sonné, fus précipité sur le quai. C'était John qui avait à son tour sauté sur le marchepied et m'avait collé un marron pour que je ne me débatte pas. Puis il m'avait jeté sur le sol parisien en sautant également, à l'instant où les portes se fermaient. En se relevant sur le quai, l'Anglais me toisa avec un mépris total, consterné que j'eusse pu perdre à ce point la tête pour une fille. En guise d'explication, il me lança alors avec condescendance:

– Ce que tu peux être français…

Et il s'éloigna en défroissant la veste de son collège. C'est ainsi que je crus perdre mon premier amour, en gare de Lyon.