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Blessé dans ses espérances, le Zubial eut alors une idée, inspirée par l'esprit de révolte qui l'animait. Il décrocha un soir son téléphone et fit livrer séance tenante des fleurs, beaucoup de fleurs, à cette voisine indigne qui avait oublié sa fonction naturelle d'amante. L'envoi était accompagné d'un petit mot sibyllin qu'il dicta au fleuriste: De la pan d'un homme qui vous aime en secret depuis trente ans.

Une heure plus tard, nous entendîmes le couple caqueter devant les rosés livrées puis s'interroger sur l'identité de l'admirateur anonyme. Elle, la vieille, paraissait en joie d'inspirer encore un peu de fièvre à un homme tandis que lui, plus venimeux, commença un interrogatoire en règle, auquel la rombière refusa de se soumettre, en arguant de sa vertu très chrétienne. Nous ne voyions pas très bien ce que le Christ venait faire là-dedans, mais papa et moi étions ravis. Enfin ces dinosaures remettaient un peu de vivacité dans leurs échanges! Bientôt les invectives succédèrent aux sous-entendus. Le voisin était certain de tenir le coupable en la personne de son frère, un dénommé Célestin à qui il prêta toute la fourberie qu'il était à même de lui supposer. La vieille semblait en effet avoir eu des complaisances pour le cadet, avant la guerre, du temps où elle était un peu garce, au dire de l'époux.

Je ne sais trop ce qui enchantait le Zubial dans cette altercation qui remuait des sentiments évanouis: sa joie que ce couple de détériorés eût repris le chemin de la jalousie, ce qui était déjà un progrès, ou la jouissance d'auteur qu'il éprouvait toujours à susciter des scènes de son cru; car, par la magie d'un bouquet de fleurs et d'une simple carte, ses voisins étaient devenus ses personnages, l'espace d'une soirée.

Moi, je jubilais que mon papa fût intervenu pour tenter de ranimer un amour déconfit, qu'il ne se fût pas résigné au scandale de l'indifférence. Cette énergie-là qu'il avait de ne jamais tolérer l'inéluctable me touchait au plus haut degré. À ses côtés, je sentais que vivre n'était pas synonyme de subir, que même l'usure du temps pouvait être combattue; la vaincre, c'était autre chose, mais se battre me semblait déjà si beau.

Des années après la mort du Zubial, j'ai retrouvé l'appareil est-allemand dans le grenier de Verdelot, au fond d'un carton qui contenait également de faux papiers officiels sur lesquels figurait la photo de mon père. Sur ces clichés, il devait avoir trente-cinq ans. Une vieille carte d'identité certifiait qu'il s'appelait bien Julien Dandieu, l'un des noms qu'il refila souvent aux protagonistes de ses scénarios de films. Un passeport belge le déclarait professeur d'histoire. Pour quelles autres vies se les était-il fait confectionner? Jamais je ne connaîtrai les doubles fonds de son existence multiple. Mais toujours est-il que la machine à écouter les voisins ne fonctionnait plus. Les trois grosses ventouses étaient devenues muettes. Je les ai pourtant gardées. Les ferai-je un jour réparer? Mais pour espionner qui? Et avec qui?

Je ne sais quand me quittera le chagrin de son départ, ce sentiment de solitude complète qui prit possession de moi un 30 juillet 1980. Depuis, il me semble que je lutte désespérément pour reconstituer le monde tel qu'il était quand il existait encore, par mes livres ou par l'image de mes films, en prêtant à mes héros un peu de la fantaisie du Zubial, en réinventant le réel comme il le faisait jadis, avec sa rage. Je le confesse: écrire des scènes de fiction ne me procure une jouissance totale que si je bouscule les peurs de mes personnages.

Plutôt que de m'émouvoir de notre condition, j'ai fait mienne la révolte du Zubial, sa fureur de n'être que lui-même qui marqua si vivement les années où je marchais à ses côtés. Retrouver sa folle énergie, son esprit de rébellion, sur le papier ou sur de la pellicule, me soulage et me rend à cette époque fabuleuse où je n'avais pas encore souffert de son absence.

Mais je sens aujourd'hui que ce combat d'auteur m'épuise vainement en me détournant de ma nature véritable qui toujours m'a semblé insuffisante pour rivaliser avec lui. Il faudra bien pourtant que j'apprenne un jour à ne pas me détester, que je renonce aux séductions de mon imaginaire qui ne cesse de m'exiler loin de ma vérité, de mes émotions les plus ordinaires qui sont peut-être les plus magiques.

Au fond, le Zubial avait tort: il ne faut pas inventer les êtres que l'on aime, même si cela les enchante. Il ne faut pas se fâcher avec le réel; de ce conflit, on ressort fâché avec soi-même. Mais il m'a tant fait rêver…

Souvent, je me suis demandé ce que seraient devenus nos rapports si mon père avait vaincu son dernier cancer. La magie se serait-elle perpétuée? Nous serions-nous heurtés? Les relations minées que le Zubial avait entretenues avec le Nain Jaune me laissent imaginer que notre cohabitation dans Paris eût été délicate. Aurais-je même osé écrire s'il ne m'avait pas laissé la place? Il m'arrive parfois de penser qu'il s'en est allé pour que je vive à ma mesure, après avoir juste pris le temps de me verser dans l'esprit assez de rêves pour que je lui ressemble.

Ma géographie parisienne est un peu la sienne. Ses restaurants ne sont pas ceux que je fréquente, mais ce qu'il me raconta des rues et de certains monuments de Paris a fini par prendre une étrange réalité dans mon esprit. Je me suis surpris récemment à expliquer à Hugo, mon fils aîné, que le palais Galliera,

avenue du Président-Wilson, était entièrement creux:

– Oui, oui, mon chéri, c'est une chambre immense construite par un type très riche du siècle dernier qui voulait y aimer une femme sublime.

– Et elle l'aimait la dame?

– Bien sûr, bien sûr…

Ma voix était celle du Zubial et mon fils avait mes yeux étonnés, tandis que je lui transmettais cette fable que je tenais de son grand-père. Je lui appris également que la coupole de l'opéra Garnier était remplie d'eau, pour lutter contre les incendies, et que dans cet aquarium géant vivaient des phoques innombrables.

Papa m'avait aussi dit un jour que le sommet de la tour Eiffel renfermait un bureau digne du Nautilus, dans lequel Gustave Eiffel avait fait installer de puissants télescopes destinés à surprendre les activités réelles des Parisiens. À l'entendre, de cet observatoire presque aérien on pouvait tout voir, connaître les vérités qui se trament derrière l'hypocrisie qu'exigé la vie en société. Aujourd'hui encore, quand je passe près du Champ-de-Mars, il m'arrive de penser qu'un individu est posté en altitude, dans ce Nautilus immobile, occupé me guetter; et je retire mon doigt de mon nez, en songeant à mon drôle de père.

Le Zubial évoluait dans un monde imaginaire auquel il avait fini par croire, à force de persuader les autres de la véracité de ses fables. C'est par lui, en naviguant dans la capitale, que j'ai découvert une partie de son histoire de France.

Pendant longtemps, j'ai cru que la place de l'Étoile avait cette forme parce que le baron Haussmann avait eu autant de maîtresses qu'il y avait d'avenues. Le Zubial m'avait affirmé que, pour ne pas faire de jalouses, le brave homme avait résolu de les loger à équidistance de son bureau qui se trouvait en haut de l'Arc de triomphe; chaque avenue en accueillait une. Je pensais vraiment que le Louvre était un ancien bordel fort luxueux où les rois dévoyés avaient leurs habitudes, que le zoo de Vincennes était une prison pour femmes désaffectée où Louis XIV exilait les favorites dont il se lassait, dans des cages de plein air. J'étais également convaincu que Maximilien de Robespierre, l'un des plus grands cocus de l'histoire, avait déclenché la Terreur pour raccourcir la foule des amants de sa femme, et que, depuis le Second Empire, la fourrière ramassait les chiens errants dont on tannait les peaux pour faire les bottes des gardes républicains.

Dans mon esprit d'enfant, il était clair que Giscard ferait un jour remplacer la statue de Jeanne d'Arc, près des Tuileries, par une statue équestre de lui, nu sur un percheron de bronze, brandissant un grand sabre. Sur ce dernier point, le Zubial était formel; il tenait l'information de source si sûre, disait-il, que je m'étonne parfois de voir encore en place la statue dorée de la Pucelle. Une autre fois, il me montra l'hôtel borgne où Zola avait très certainement écrit son J'accuse, sur les omoplates d'une prostituée dreyfusarde qui ignorait ce que son client griffonnait dans son dos.

Fabuler l'apaisait, contentait son besoin de rectifier le réel; mais le paradoxe du Zubial tient à ce que ce grand menteur était étonnamment vrai. Toujours il s'efforçait de montrer ses émotions, de violenter sa pudeur extrême pour offrir sa sincérité toute nue à ceux qui l'aimaient. Au fond, seule la vérité du cœur l'intéressait; l'exactitude lui semblait une vertu de chef de gare.

Je me souviens encore de sa physionomie défaite lorsqu'il déclara à une tablée verdelotienne qu'il avait honte de la façon dont il n'avait pas bien su regarder ma demi-sœur Nathalie. Il se sentait sans talent de père en face d'elle et ne voyait pas comment soigner leur difficulté de s'aimer. Ce qu'il avouait était terrible, mais il ne dissimulait pas sa médiocrité, sans pour autant tirer gloire de sa sincérité soudaine, ce qui eût été pervers. Non, il disait son désarroi, avec des mots simples, sans rien esquiver. Je crois que c'était cela qui me marqua si vivement ce jour-là, sa manière de se couler dans son émotion, dans le dégoût qu'il avait de lui-même, de ses pauvres limites. Toujours prompt à rire de tout, à enrober le quotidien de poésie burlesque, le Zubial n'était pas homme à fuir les instants où les rideaux tombent, bien au contraire.

Un jour que nous nous trouvions à Verdelot, il avait décidé de faire des moulages en plomb de nos deux mains droites. Je devais avoir douze ans. Nous étions bloqués dans son atelier, face à face, amarrés à nos mains que nous avions appliquées dans du plâtre frais. Ensemble, nous attendions que les moules prennent, avant de les remplir de plomb liquide. Je le tenais enfin; le remuant Zubial ne pouvait plus m'échapper. Alors je lui ai posé LA question de mon enfance:

– Toi et maman, ça se passe comment?

– Mal, répondit-il spontanément. Puis il précisa:

– Ce qui ne veut pas dire que ce soit un mal. Je l'aime et elle ne peut pas faire autrement que de m'aimer…