Les paroles qui suivirent étaient si impudiques que je me suis mis à pleurer, sans trop comprendre quel bouleversement s'opérait en moi. Mes larmes ne paraissaient pas le gêner. Devant le Zubial, je n'éprouvais pas le besoin de me défendre de mes émotions; il ne craignait pas de fréquenter les siennes. Longtemps, il me parla de ma mère comme d'une femme, comme du seul ange sauvage qui lui donnât une idée du ciel, sa sœur en tout.
Il me raconta ce jour-là l'accident de la route effroyable qui avait failli la tuer lorsqu'elle avait vingt-quatre ans. À l'époque, ils étaient déjà amants, pour ne jamais cesser de l'être. Elle était alors mariée à un homme impraticable, quasi génial et hélas terriblement attachant. Dans un couloir de l'hôpital où se jouait le sort de ma mère, lui et le Zubial avaient fait un pacte: si elle sortait du coma, le premier nom qu'elle prononcerait dans son demi-sommeil serait celui de l'homme qui la garderait. Le mari et l'amant se relayèrent pendant des jours et des nuits à son chevet. Ma mère se réveilla enfin et murmura un mot, un seuclass="underline"
– Pascal…
Son époux tint parole. Il interrompit aussitôt la déconfiture de leur mariage et s'effaça. Par la suite, mon père la mit à son nom, en sachant fort bien qu'il s'attachait à un mammifère indomptable; Sauvage était d'ailleurs le patronyme de jeune fille de ma mère.
La main dans le plâtre frais, le Zubial peignait son amour excessif avec tant d'émerveillement que je demeurai effaré d'être le fruit d'une aventure aussi romanesque. Mon père était en cet instant comme un enfant, animé par une vraie pureté, par cette candeur déconcertante derrière laquelle je cours encore. Devant moi, il se permit toutes les naïvetés.
Peut-être voulait-il me montrer que c'était ainsi qu'il fallait aimer: sans défense, dans la vulnérabilité la plus absolue.
Lorsque les moules furent secs, nous les remplîmes de plomb fondu et nos mains se figèrent pour l'éternité. Elles se trouvent encore à Verdelot, posées sur un meuble laqué rouge de sa fabrication. Quand je les vois, je me souviens chaque fois de ces heures où il m'avait déclaré, à propos de ma mère, qu'il lui reparlerait toujours d'amour.
Le temps a passé, sa femme est devenue une autre femme, en même temps que celle d'un autre, mais il me semble que lorsqu'elle me regarde, elle aperçoit encore le Zubial au fond de mes yeux. Dans ces instants, je vois bien au tressaillement de son visage que cet époux infernal au destin bref l'a marquée à jamais.
Un jour, ils se retrouveront dans un au-delà où il lui aura préparé un lit de fleurs; et ils se remarieront, ils uniront à nouveau leur liberté. Je le sais.
– Vous comprenez, Monsieur Jardin, votre fiston c'est un coquin. Il faudra lui serrer la vis! Une bonne paire de claques, ça n'a jamais fait de mal à personne!
L'homme qui s'exprime ainsi est un curé de cent vingt kilos doté d'un cerveau inversement proportionnel à son poids; c'est ce dinosaure qui est en charge du catéchisme dans l'établissement religieux que nous fréquentons à regret, mon frère et moi. Ce jour-là, nous accompagnons Frédéric au départ de sa classe de neige; il doit avoir huit ans. Le fiston rebelle qui s'apprête à monter dans l'autocar, c'est lui. Moi, j'écoute sur le trottoir les vociférations de l'ecclésiastique en robe noire qui, apparemment, contrarie fort le Zubial; quand soudain, je vois ce dernier sortir de sa réserve:
– Cher monsieur, lui réplique-t-il, je ne vous connais pas, c'est la première fois que je vous vois et vous venez me dire du mal de mon fils. Je vous hais!
L'homme d'Église reste un instant interloqué, ébranlé par l'estocade. Profitant de l'affaiblissement momentané de l'adversaire, le Zubial poursuit:
– Sachez que je dispose à la maison d'une énorme paire de pinces, oui, parfaitement, et que je reviendrai avec cet outil tranchant pour vous couper les couilles si vous touchez à un cheveu de mon petit! Clac! Clac!
Et le Zubial de joindre le geste à la parole, avec exaltation. Frédéric est consterné; il va devoir cohabiter avec le prêtre humilié pendant trois semaines. Ma mère tente de s'interposer, donne du Monsieur l'abbé pour raccommoder ce qui peut l'être encore, le clergé local s'indigne, ce fut une affaire.
Chaque fois que le Zubial s'efforçait de se conduire en père classique, en nous accompagnant à l'école ou en rendant visite à nos professeurs, un désastre nous guettait.
Dans notre collège, l'habitude était de rencontrer le professeur principal, chargé de l'enseignement du français, en début d'année. Lors de mon entrée en sixième, ma mère avait insisté pour que mon père nous accompagnât, à titre exceptionnel. L'entrevue se passa sans encombre jusqu'au moment où le grammairien lui demanda:
– Alexandre est-il bon en mathématiques?
Peu au courant de la question, le Zubial se pencha vers moi en affectant un air interrogatif. Je répondis alors que j'étais moyen, terme vague qui me permit de qualifier mon niveau scolaire pendant l'essentiel de mes années de lycée.
– C'est fâcheux, reprit le prof en soutane, parce que sans les maths, aujourd'hui, on ne devient pas grand-chose… Le français, ça ne nourrit pas son homme!
Stupéfait, le Zubial me regarda en souriant. Notre interlocuteur ignorait que mon père vivait de ses idées depuis toujours et que, neuf ans plus tard, mes rêves me nourriraient à mon tour. Aussitôt papa prit la mouche, soutint qu'une destinée de comptable ne m'attendait pas, affirma que le monde souffrait d'une pénurie de poètes et clama sa haine de l'exactitude. Le professeur myope crut de son devoir de le ramener à la raison; je sentais le drame approcher.
– Monsieur, dit alors le Zubial, je possède à la maison un cornichon géant, stocké dans un bocal rempli de vinaigre. Je souhaitais l'offrir à Lino Ventura, l'acteur, vous connaissez?
– Non, fit le bonhomme plus porté sur les missels que sur le cinématographe.
– Eh bien, ce cornichon, je vais vous l'offrir afin que vous puissiez vous le carrer dans l'oignon…
– L'oignon?
– Le derrière, oui, et pour vous soulager, en cas de douleur excessive lors de l'intromission, je vous conseille la cocaïne bleue, la meilleure!
Inutile de dire que mes débuts en classe de sixième n'en furent pas simplifiés. Être le fils de Pascal Jardin n'était pas toujours une position des plus confortables, à un âge où l'on n'aspire qu'à se fondre dans le moelleux des conformismes. Mais j'apprenais par ses foucades à ne jamais fléchir devant les puissances de ce monde. Il m'inculquait l'irrespect que l'on doit aux étroits, aux manipulateurs d'idées reçues, et à tous les empêcheurs de rêver.
Sans cesse le Zubial me poussait à m'interroger sur mes propres comportements, au regard des siens. J'étais encore un enfant mais déjà je sentais que lui avait choisi d'escalader les faces glissantes du réel, parce qu'elles étaient les plus passionnantes, parce que les voies les plus abruptes sont aussi celles qui nous permettent d'affronter nos peurs, lesquelles nous diminuent et font de nous des moineaux quand nous étions nés pour être un peu plus.
Depuis qu'il s'en est allé, j'ai rencontré bien des gens. Peu m'ont autant provoqué, aucun ne m'a rejeté aussi violemment dans les cordes du ring pour que je rebondisse. Une journée avec le Zubial me faisait toujours quitter davantage mes lâchetés. À ses côtés, il fallait être un héros du quotidien, sans cesse batailler contre sa propre petitesse, refuser la tentation d'être moins que soi.
Souvent quand nous roulions et que surgissait un panneau Autres directions, il le suivait, pour voir ce qu'il y avait derrière ces mots énigmatiques qui le laissaient rêveur. Cela peut paraître bizarre, mais il le faisait réellement, afin de provoquer une fois encore le destin; et presque toujours, en ouvrant ainsi la porte au hasard, il lui arriva quelque chose de saisissant.
Vivre sur la crête était son obsession, sa manière à lui de conjurer la mort. Je ne le vis jamais au calme plus de quatre ou cinq heures d'affilée.
La dernière fois que j'ai suivi un panneau Autres directions en compagnie du Zubial, je devais avoir quatorze ans. Nous revenions d'un séjour en Suisse où il avait été offrir à sa vieille mère son quota de frissons en lui racontant ses frasques. Alors que nous traversions Besançon déjà ensommeillée, papa repéra ce panneau qui invitait à l'aventure: Autres directions…
Il devait être un peu moins de minuit. La route imprévue nous entraîna dans des bois sombres. Je ne voyais pas bien ce qui pouvait nous arriver à une heure pareille, dans le Jura, et le priai de faire demi-tour; tout à coup il aperçut quelque chose, stoppa net son automobile, recula et s'arrêta. Les phares de sa voiture éclairèrent une pancarte qui indiquait un château dont je préfère taire le nom. Remué par une émotion que je ne m'expliquais pas, il me dit alors:
– C'est là que j'ai fêté mes dix-neuf ans, en 1953. Au bout de cette allée, j'ai presque vingt ans!
Sans hésiter, le Zubial s'engagea dans la grande allée qui menait à un manoir, tandis que je m'inquiétais de l'issue de cette soirée.
– Tu as vu l'heure qu'il est? Papa, il est tard…
– Mon chéri, il n'est jamais trop tard pour avoir vingt ans…
Déranger les gens est une chose qui me crucifie. Je suis de ceux qui, dans Paris, préfèrent faire trois fois le tour d'un pâté de maisons plutôt que de demander leur route; une étrange réserve m'a toujours ligoté. J'insistais pour qu'il rebrousse chemin mais l'animal ne m'écoutait pas. Je sentais le Zubial envoûté par ces retrouvailles inattendues avec un passé dont j'ignorais tout.
– Elle s'appelait Sylvia… ses parents possédaient l'usine de papier où je travaillais, dans le Massif central. Ils avaient aussi des intérêts dans le textile, ici, à Besançon. Employé par le père, c'est toujours un peu délicat d'aimer la fille…
– Qu'est-ce que tu veux faire? Si ça se trouve, ils ont vendu le château. Ou il n'y a personne. On va se faire tirer dessus par les gardiens.
– Aie confiance.
Les deux noms que nous lûmes sur la boîte
aux lettres nous confirmèrent que les lieux n'avaient pas changé de propriétaire; mais qu'il y eût un deuxième patronyme me paniqua. Cela signifiait clairement qu'un mari se trouvait dans la place. Le Zubial, lui, n'y voyait aucun inconvénient, voire un piment supplémentaire. Moi, j'étais vraiment inquiet de surgir à l'improviste dans ses souvenirs. Je flairais les complications; la fatigue m'engourdissait déjà et je devais reprendre mes cours à Paris, le lendemain matin, à huit heures.