Ma mère me sauva également du tremblement de terre qu'elle contribuait à provoquer chaque jour; c'est peut-être là l'une de ses plus belles contradictions. Elle était la femme du Zubial, avec tout le lot d'excès que cela supposait, mais dans le même temps elle me donna une éducation assez solide. Son admiration exigeante me tint lieu de filet.
Si elle menait ses amours de façon peu catholique, elle me plaça longtemps dans un collège austère où l'on cultivait des vertus très chrétiennes qui me déroutaient. M'avisais-je de rapporter à la maison un carnet de notes déplorable? Atterrée, elle me demandait ce qui s'était passé, avec un ton qui sous-entendait que je devais être gravement malade, ou souffrir d'un accès de bêtise. Humilié plus vivement que par une réprimande, je ne recommençais pas.
Elle se donnait un quotidien romanesque mais entendait que le nôtre fût rigoureux. Avions-nous quelques heures de libres le mercredi? C'était pour faire de mon frère et moi des judokas émérites, des joueurs de tennis, de foot, des tireurs à l'arc, des coureurs de fond, des nageurs, des lanceurs de poids. Mon enfance fut un interminable parcours du combattant. M'approchais-je d'une côte? Je devais illico apprendre à naviguer. Neigeait-il quelques flocons? Je préparais aussitôt mes bagages pour m'exiler dans une station de sports d'hiver où il me faudrait skier huit heures par jour, puis patiner sur la glace jusqu'à extinction de mes forces. Un poney-club s'ouvrait-il près de chez nous? Les concours hippiques entraient aussitôt dans mon agenda. Tout, tout, il fallait pratiquer sans mollir tout ce qui était susceptible de nous former le caractère et d'affermir nos petits muscles. Ses amants étaient chargés de la mise en œuvre du programme. L'un m'apprenait le tennis, à l'aube les dimanches matin, l'autre me conduisait à mon club de cheval le mercredi.
Le Zubial, lui, regardait tout cela avec fascination. Il tenait le sport pour une activité exotique, réservée aux Anglais ou aux grands asthmatiques. Taper dans un ballon le tentait aussi peu que l'homosexualité, ou la pratique du badminton. Mais il était ravi que sa femme veillât sur notre éducation.
Je crois aussi que ma mère me préserva de paniques excessives en m'écoutant toujours avec une attention formidable. Jusqu'au jour de la mort du Zubial, je ne me suis jamais senti seul dans mes désemparements; certes, je les taisais, car je ne la sentais pas disposée à les entendre, mais notre complicité sur d'autres sujets me faisait chaud au cœur. Son obsession semblait être de me donner la force de surmonter les inquiétudes qu'elle m'infligeait par ses choix de vie. Elle me blessait et, dans le même temps, m'apprenait à me soigner, à faire face. Tout en me déstructurant par sa conduite de femme, elle fut assez mère pour me bâtir une colonne vertébrale qui me permît de tenir le coup. Mon frère Frédéric et ma sœur Barbara connurent peut-être une autre réalité; la mienne fut celle-là.
Mais je pense que l'événement décisif qui me permit de rester debout fut… la mort du Zubial; c'est elle qui me fit rencontrer le monde réel, et m'en dégoûta. Quelle violence! Mais ma souffrance fut ma chance.
Grandir en face de lui m'aurait condamné à demeurer un fils, je le sais. Ou à mal tourner. Si les acrobaties séduisantes de mon père s'étaient prolongées, j'aurais fini dans la peau d'un spectateur subjugué, d'un velléitaire pathétique, de son imitateur ou de son plus violent contradicteur. Peut-être me serais-je même tiré une balle dans la tête, comme mon frère Emmanuel, par désespoir de n'être que moi. Au lieu de cela, le Zubial me laissait la place.
À quinze ans, j'étais libre de saisir le seul remède aux dérèglements qu'il avait instillés dans mon esprit, le seul contrepoison susceptible de me soulager du chagrin d'être moins vivant que lui: l'écriture.
Parfois, il me semble que je n'ai pas seulement plongé mes mains dans l'encre pour lui ressembler, mais surtout pour réussir, enfin, à tolérer le réel qu'il m'a fait désaimer. Sous ma plume, je fais surgir des situations que lui aurait su mettre en scène in vivo. Le temps d'un roman, mon existence se pare des couleurs qu'elle avait jadis, quand il riait à mes côtés. À trente-deux ans, je me dédommage encore de vivre sans lui en écrivant.
Mais, à mesure que j'en prends conscience, il me semble que cette maladie de l'écriture me quitte et que, bientôt, ma plume me mènera sur d'autres chemins. Il y a tant de façons d'être écrivain…
– Mon chéri, n'oublie pas que nous sommes avant tout des amants, me murmure-t-il au téléphone.
J'ai quinze ans. Le Zubial est amoureux, mais cette fois de ma mère. Son corps est boursouflé de métastases, ses défenses immunitaires sont au plus bas. Nous n'avons pas le droit de nous voir, ni de nous parler de vive voix car je subis une méchante grippe; la lui refiler pourrait être fatal à son organisme fatigué. Bien que nous soyons dans le même appartement, séparés par une mince cloison, nous nous parlons donc par téléphone. Il me dit sa passion pour ma mère, celle qui lui donna un avant-goût de l'éternité, qui l'épousa pour demeurer sa maîtresse.
Maman est dans ma chambre, en train de trier mes vêtements. Je lui fais signe d'approcher et lui tends l'écouteur; en ce temps-là les appareils possédaient cet appendice qui ne permettait que l'écoute. Elle entend alors ce moribond joyeux qui me dépeint son émotion devant la nature réelle de sa femme, son trouble de la voir encore telle qu'au premier jour. Il me parle d'elle comme de sa boussole, de son espérance. Elle est son Amérique, celle qu'il ne cessera jamais de découvrir. Il me confie son rêve de connaître un jour la Vérité de cette petite fille de quarante-trois ans, son désir de l'utopier sans relâche tout en l'aimant pour ce qu'elle est réellement. Il m'explique alors que son imagination ne prête pas à ma mère des qualités qui lui feraient défaut, non, elle lui en suppose simplement d'autres moins visibles, en agissant à la manière d'un outil de connaissance intuitive.
Et je vois ma maman qui se met à pleurer, de surprendre cette confession brûlante d'un père à son fils. Cet instant est parfait; un bonheur souverain me possède. Que la Providence m'eût placé dans cette position de trait d'union entre ces deux amants, une fois dans ma vie, me reste comme une joie ineffaçable.
À quinze ans, j'apprends ainsi que reparler d'amour est encore plus beau que d'en parler. Que rêver une femme peut être une manière de rendre hommage à ce qu'elle est en vérité. Que ma dignité n'est pas d'être un mari mais un amant. Qu'il n'y a pas d'autre issue que d'entendre ce que les femmes nous disent pour devenir soi, comme si par leurs reproches elles veillaient à ce que nous ne nous perdions pas. J'apprends que leurs besoins sont nos guides. Qu'aimer est la seule activité qui fasse de nous des mieux que nous.
Ces certitudes qui me constituent, je les tiens de cet homme qui fut sans doute l'un des amants les plus déroutants de ce siècle. Si je suis l'un de ses fils, c'est peut-être moins par les gènes que par le cœur. Au fond, il me semble que, par les voies de cette hérédité-là, tout le monde peut devenir un fils de Zubial.
Juillet 1980. Le Zubial est mourant, mais personne n'y croit. Son corps est constellé de métastases grosses comme des œufs de pigeon, et il rit encore. Sa vitalité enjôleuse nous jette de la poudre aux yeux, à nous qui ne voulons pas voir. Est-il fatigué par moments? Nous l'avons tous tellement vu jouer au malade alors qu'il était bien-portant que chacun en sourit.
Refusant sa propre inquiétude, ma mère a décidé de m'expédier en vacances, dans les Alpes du Sud, où l'on m'initie à la varappe. Si j'ai de temps à autre le vertige, ce n'est pas parce que je suis sur le point de tomber dans le plus grand gouffre de ma vie mais en raison de la déclivité affolante des pentes que j'escalade. Naturellement, je suis amoureux, sans retenue. D'une fille? Non, d'un corps charmant, celui d'une étudiante dont les formes m'enthousiasment. Elle est hollandaise; je me découvre un vif intérêt pour les Pays-Bas.
Chaque soir, je m'introduis dans sa tente, à l'insu de nos moniteurs, et m'émerveille de n'être pas homosexuel. Plus je goûte à sa peau plus je m'éprends de l'esprit que je lui suppose; trois jours de ce régime me persuadent que je tiens enfin la femme qui portera mon nom.
Aussitôt, comme à mon habitude, je forme le projet de l'enlever dès que notre stage d'alpinisme s'achèvera, pour l'attacher à mon destin. Mes quinze ans ne me semblent pas un obstacle; ses dix-huit ans l'autorisent à m'aimer librement. L'avenir de mon cœur me paraît assuré. Déjà je lui expose mon intention de lui faire sous peu d'innombrables petits.
Pour des raisons qui m'échappent, j'étais à l'époque en proie à un violent appétit de reproduction, alors que j'étais moi-même encore un enfant. Mais je ne m'en apercevais pas; et j'étourdissais de tant de paroles mes amoureuses qu'elles n'éprouvaient pas le besoin de me raisonner, même si elles se montrèrent plus prudentes que moi, grâce à Dieu.
Nous campions au milieu de hautes herbes quand un orage nous contraignit à nous replier deux jours dans une grange de montagne. Que se passa-t-il alors dans mon cerveau? J'eus soudain le besoin d'écrire au Zubial, pour lui dire que j'étais fier d'être son fils et lui révéler ce que je comptais faire de mon existence lors du prochain demi-siècle. Comme je ne disposais pas de table dans notre abri improvisé, je me suis appuyé sur le dos de ma maîtresse pour rédiger cette lettre insensée, griffonnée sur les pages d'un petit carnet rouge à spirale.
Saisi par une urgence qui me trouble aujourd'hui, je lui ai avoué tout ce que je comptais faire des facultés qu'il m'avait léguées, avec une intuition qui, jusqu'à présent, s'est révélée juste. Je n'en dirai pas davantage, car le contenu de ce texte prophétique et terriblement naïf ne regarde que nous deux. Je lui ai tracé avec fièvre les étapes de ma future biographie. Ma plume filait, comme portée par un désir irraisonné de rassurer le Zubial sur le destin de son sang.
Pourtant, je le répète, sa mort me semblait hors sujet. Pas un instant, je n'eus le sentiment de lui confier un ultime message. Mes amours me poussaient même vers un optimisme qui va souvent avec le plaisir d'aimer. Il est vrai qu'écrire sur le dos de la femme que l'on croit adorer n'est pas une activité qui porte à la morosité.
Ma lettre l'atteignit avant qu'il ne meure. Le Zubial la lut et convoqua aussitôt ses amis les plus chers pour leur en donner lecture. Dès mon retour, au bras de la très provisoire femme de ma vie, il voulut m'en parler, mais nous n'en eûmes pas le temps. Je devais repartir pour la Suisse illico. Quelqu'un m'appelait dans l'ascenseur pour que je me hâte; nous avions à peine le temps d'attraper un train pour Vevey. Alité, mon père eut seulement la présence d'esprit de me lancer: