Выбрать главу

Réinventer l'histoire était l'une de ses passions, comme s'il eût rêvé d'être le Saint-Simon d'une galerie de miroirs sans tain; toujours il m'affirmait détenir la vérité, celle qui se trame derrière les convenances et l'hypocrisie politique. Je possède ainsi quelques centaines d'anecdotes aussi belles qu'apocryphes, relatives aux amours imaginaires des grands noms qui peuplaient mes manuels d'histoire; ce qui me valut quelques démêlés avec mes professeurs de lycée.

Dans son Panthéon, Charles Maurice de Talleyrand-Périgord occupait une place de choix. Ce diplomate-girouette qui fut de tous les régimes, de 1789 à 1834, tour à tour conventionnel, thermidorien, comploteur pour établir le Consulat, puis ministre des Relations extérieures de Napoléon qu'il jugea prudent de lâcher en 1815 afin d'accueillir Louis XVIII qui devait restaurer pour un temps la dynastie des Bourbons. Toujours il pratiqua la trahison dans l'intérêt de la France, et du sien qu'il savait mêler si étroitement. Quand nous jouions à Talleyrand, le Zubial et moi, nous nous amusions à claudiquer pour imiter la démarche de ce diable boiteux affligé d'un pied bot. Il m'avait même fabriqué dans son atelier une crosse de Prince de l'Église et une mitre en carton pour rejouer la jeunesse de cet évêque apostat qui, à la Convention, fit voter la mise en vente des biens de l'Église! Le grand Charles Maurice fut pour nous, les enfants Jardin, le seul véritable rival de Mickey et de Donald.

Ce jour-là, le Zubial m'expliquait donc que Talleyrand offrait des clavecins aux créatures qu'il convoitait; car, prétendait-il, rien ne flatte plus les femmes que les cadeaux musicaux qui changent des éternels bouquets de fleurs. J'en pris bonne note. Quand soudain il aperçut une silhouette allurée dans le magasin. Sa robe, aussi moulante qu'un bas, lui dessinait une anatomie qu'il était impossible de ne pas remarquer. Mon père me regarda alors avec sérieux et me dit:

– À ton âge, est-ce que l'on sait ce que c'est qu'une très jolie femme?

– Papa, j'ai huit ans…

J'ai répondu cela avec une irritation qui marquait qu'il m'avait offensé en me posant cette question. Plus jamais il ne fit allusion à mon La jeune femme semblait hésiter entre deux pianos, s'éloigna dans le fond de la boutique en réfléchissant. Alors, d'un bond, le Zubial se précipita sur la vendeuse, s'enquit du prix du plus cher, signa un chèque et laissa sa carte de visite. Sans tarder, nous sortîmes dans la rue. J'eus à peine le temps de bien me rendre compte que ce qu'il venait de faire était réel.

– Tu la connais, la dame?

– Non, me répondit-il, si je la connaissais je n'aurais peut-être pas fait ce chèque! Alors que là… un mirage, tout est encore possible…

La jeune femme l'appela, refusa ce cadeau pour ne pas se sentir des obligations, et le piano fut livré. Ils s'aimèrent cinq mois alors que les blessures d'Anne, consécutives à un divorce, l'avaient tenue loin des hommes.

Par un curieux paradoxe, Anne possédait une agence matrimoniale, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Cela enchantait le Zubial qui, des nuits entières, passa en revue le fichier de sa clientèle en suggérant les mariages les moins assortis, en concevant avec fièvre d'improbables et monstrueux accouplements. Munis de ces photos accompagnées de notices, nous jouions avec elle comme à un jeu des sept familles. Plus mon père s'amusait avec ces fiches, plus je sentais qu'Anne aurait volontiers mis la sienne en face de celle du Zubial.

Tout ce qu'il put lui offrir fut de l'épouser fictivement, sur la scène du Paradis Latin, dans une robe de mariage comestible, en meringue. Pour un soir, le maître des lieux avait accepté que mon père et Anne montent une scène burlesque écrite spécialement par le Zubial. Les spectateurs crurent que cela faisait partie du spectacle; ils applaudirent à tout rompre ces noces de paillettes et mangèrent la robe au dessert. Quand tout fut découpé sur le corps sculptural d'Anne, il ne resta rien de ces épousailles d'un soir. Rien, sinon une trace merveilleuse et sucrée dans leur mémoire. Les souvenirs, c'est ce que le Zubial savait le mieux offrir.

Mais si Anne me plut autant, c'est qu'elle me fit goûter aux plaisirs de la prière, à une époque où je traversais une grande crise qui me portait chaque jour davantage vers Dieu. Quand je la voyais, les mercredis, elle m'emmenait chaque fois faire un tour à Notre-Dame. Nous allumions quelques cierges et j'apprenais à prier en répétant ses paroles empreintes de ferveur; puis nous allions goûter chez elle. Anne me chantait alors des cantiques qu'elle accompagnait au piano… offert par papa.

Le Zubial, lui, était assez imperméable au mysticisme d'Anne. Je ne le vis que trois fois dans un lieu de culte. Lors de l'enterrement du Nain Jaune, en l'église Sainte-Clotilde justement. La deuxième fois eut pour cadre les studios de cinéma de Boulogne, aujourd'hui détruits. On y tournait un long métrage délirant écrit par lui, une folie qui allait rencontrer l'indifférence du public et subir les sarcasmes de la critique: Doucement les basses, son film le plus personnel. Pour les besoins du tournage, un décor d'église bretonne avait été construit à Boulogne.

Le Zubial m'y avait emmené pour me parler du Bon Dieu, et de ses doutes. En entrant dans cette église en polystyrène aux bénitiers sculptés dans du liège – incroyablement légers! -, j'ai le souvenir d'avoir été accueilli par un étrange curé. C'était Alain Delon, costumé en prêtre, qui, du haut de la chaire en forme de proue de bateau, nous fit un sermon sur Dieu et les femmes. Il répétait le texte de papa qui me parlait par sa bouche. En bons paroissiens, nous nous sommes assis sur un banc qui faillit s'effondrer, tant lui aussi était fictif. Je ne me souviens plus très bien des termes de cette harangue, mais il était question de croire en sa femme plus qu'en Dieu. Telle semblait être la religion du Zubial…

Mais que fuyait-il en mettant encore et toujours la vie en scène? De quels dégoûts tentait-il de se défaire? Quels chagrins se dissimulaient derrière sa difficulté d'être si joyeuse? Ses douleurs étaient telles qu'il se dispensait de les éprouver en imaginant constamment sa destinée, pour ne pas la voir, comme si la réalité de sa nature eût été insuffisante. Le grand syndrome Jardin… Cet authentique désespéré fabulait gaiement pour ne pas sentir. Il repeignait la vérité à ses couleurs afin de ne pas suffoquer de participer au monde réel.

Et moi, suis-je si différent?

Suis-je capable d'aimer la vraie vie?

Pendant dix ans, j'ai écrit des livres qui n'étaient pas celui-là pour corriger l'existence de ses imperfections, et me rectifier au passage. Arranger mes sentiments, me prêter d'imaginaires facultés en les confiant à mes personnages me dispensait de la douleur de n'être que moi-même, ce petit garçon qui, à Verdelot, était paniqué à l'idée de ne jamais pouvoir rivaliser avec ce père trop magique dès qu'il maniait les mots. Le Zubial, lui aussi, avait connu cette angoisse devant son propre père, ce Nain Jaune qui subjuguait ses interlocuteurs. Si nous avions pu en parler, peut-être serions-nous devenus des frères, au lieu de porter tous deux nos blessures en affectant en société des airs de légèreté. La langue française appelle cela de la pudeur; j'y vois de plus en plus une infirmité.

La troisième fois que mon père entra dans une église en ma présence, c'est l'après-midi de son enterrement, à l'horizontale. Cette fois, l'église n'était pas un décor. Le curé de Sainte-Clotilde n'était pas non plus Delon, même si ce dernier monta bien sur la scène pour lire un texte de papa. Le rôle du prêtre était tenu par l'un des amis du Zubial, ensoutané pour de vrai, un énergumène qu'il avait jadis tenté de faire échapper du petit séminaire. Anne était là, au milieu de la foule encore étonnée par la mort du Zubial; j'étais content qu'en ce jour elle crût en Dieu pour lui. Michel Audiard, le dialoguiste, se pencha vers moi et me confia de sa voix éraillée:

– Tu vois, petit, même en plein mois d'août, il fait église pleine ton papa!

Et il moucha ses larmes dans un kleenex; puis il donna son paquet à un voisin en disant:

– Faites passer…

Je me suis alors approché du chœur pour aller m'asseoir près de celle qui fut son étoile polaire, sa pythie, sa Vierge noire et son Dieu: ma mère.

Le Zubial demeura toujours dans l'orbite de ma mère, même lorsqu'il se crut libéré de sa force d'attraction. De toutes ses conquêtes, elle seule fut son centre de gravité. Toujours il revint vers leur passion, irrésistiblement. Et quand il se sentit faiblir sous les injures physiques de la maladie, c'est en face d'elle qu'il voulut couler ses derniers mois, pour que leur histoire ne demeure pas inachevée.

Avant toute chose, le Zubial fut son mari.

Je ne suis donc pas le fils d'un père mais d'un époux, d'un homme qui ne trouva le sens de son passage sur Terre qu'en aimant sa femme, avec fureur.

Ma mère le ramena toujours, avec une douce obstination, vers lui-même; plus il l'évitait plus il se fuyait. Elle n'était pas dupe des rôles d'enchanteur qu'il s'attribuait, tout en les goûtant, sans quoi il se fût carapaté pour de bon. Par d'habiles chemins détournés, je la vis souvent lui apprendre à aimer sa véritable nature, en laissant un peu de côté les artifices.

Pourtant, je le répète, elle se laissait volontiers griser par ses manèges dangereux ou charmants. Plus d'une fois, tandis que nous bricolions dans l'atelier de Verdelot, je m'entretins avec le Zubial de scènes qu'il entendait lui faire vivre. Tout en ponçant, en rabotant des objets inutiles, je l'aidais à régler le suspense des heures romanesques qui attendaient ma mère. Nous concevions ensemble des scénarios, des répliques, des stratagèmes. C'était une manière de jeu de société que je préférais au Monopoly; j'apprenais ainsi mon métier de romancier, à mon insu. L'enjeu de nos saynètes était l'intensité des sentiments qui reliaient ces deux fous d'amour. Nos acteurs, bien vivants, étaient ma mère et lui-même.

Jouer à l'hôtel était notre passe-temps favori. La règle était simple. Nous imaginions, le Zubial et moi, son prochain séjour avec ma mère dans un palace où il lui ferait connaître mille turpitudes exaltantes, des instants pleins d'inquiétude ou de bonheur. Puis, dix jours ou un mois plus tard, le Zubial me faisait un compte rendu scrupuleux dans l'atelier, en restant évidemment évasif quand la pudeur l'exigeait. Nous pouvions alors comparer nos espérances et la réalité des scènes d'amour que nous avions concoctées. La longue aventure de mes parents me semblait aussi palpitante qu'un bon Jules Verne, plus encore même car ce récit était interactif. Mon père était mon héros, mi-Capitaine Nemo mi-personnage de Lord Byron.