Le grand ordonnateur du massacre.
Beaucoup plus tard, en 1987, il s’était inscrit à la faculté de droit de la Sorbonne. A coups de petits boulots, il avait amassé assez d’argent pour louer une chambre à Paris et se tenir à distance de sa mère, qui ne cessait plus de boire. Agent de nettoyage dans une grande surface, elle exultait à l’idée que son fils devienne avocat. Mais Paul avait d’autres projets.
Maîtrise en poche, en 1990, il avait intègre l’école des inspecteurs de Cannes-Ecluse. Deux ans plus tard, il était sorti major de sa promotion et avait pu choisir l’un des postes les plus convoités par les apprentis policiers : l’Office Central pour la Répression du Trafic Illicite de Stupéfiants (OCRTIS). Le temple des chasseurs de drogue.
Sa route paraissait tracée. Quatre années au sein d’un office central ou d’une brigade d’élite, puis ce serait le concours interne des commissaires. Avant d’avoir quarante ans, Paul Nerteaux obtiendrait un poste élevé au ministère de l’Intérieur, place Beauvau, sous les lambris d’or de la Grande Maison. Une réussite flamboyante pour un enfant issu, comme on dit, d’un « milieu difficile ».
En réalité, Paul ne s’intéressait pas à une telle ascension. Sa vocation de flic trouvait d’autres fondements, toujours liés à son sentiment de culpabilité. Quinze ans après l’expédition du port de Gennevilliers, il était encore hanté par le remords ; la voie était guidée par cette seule volonté de laver sa faute, de retrouver une innocence perdue.
Pour maîtriser ses angoisses, il avait dû s’inventer des techniques personnelles, des méthodes de concentration secrètes. Il avait puisé dans cette discipline le jus nécessaire pour devenir un flic inflexible. Au sein de la « boîte », il était haï, redouté, ou admiré, au choix – mais jamais aimé. Parce que nul ne comprenait que son intransigeance, sa volonté de réussir étaient une rampe de survie, un garde-fou. Sa seule manière de contrôler ses démons. Nul ne savait que, dans le tiroir de son bureau, il conservait toujours, à main droite, un coupe-papier en cuivre...
Il serra ses mains sur le volant et se concentra sur la route.
Pourquoi remuait-il toute cette merde aujourd’hui ? L’influence du paysage trempé de pluie ? Le fait qu’on soit dimanche, jour de mort parmi les vivants ?
De part et d’autre de l’autoroute, il ne voyait que les travées noirâtres des champs labourés. La ligne d’horizon elle-même ressemblait à un sillon ultime, s’ouvrant sur le néant du ciel. Il ne pouvait rien se passer dans cette région, excepté une lente immersion dans le désespoir.
Il lança un coup d’œil à la carte posée sur le siège passager. Il allait devoir quitter l’autoroute A1 pour prendre la nationale en direction d’Amiens. Ensuite, il attraperait la départementale 235. Après dix kilomètres, il parviendrait à destination.
Afin de balayer ses idées sombres, il focalisa ses pensées sur l’homme vers lequel il se dirigeait ; sans doute le seul flic qu’il n’aurait jamais voulu rencontrer. Il avait photocopié intégralement son dossier, à l’Inspection Générale des Services, et aurait pu réciter par cœur son curriculum vitae...
Jean-Louis Schiffer, né en 1943, à Aulnay-sous-Bois, Seine-Saint-Denis. Surnommé, selon les circonstances, « le Chiffre » ou « le Fer ». Le Chiffre pour sa tendance à prélever des pourcentages sur les affaires qu’il traitait ; le Fer pour sa réputation de flic implacable – et aussi sa chevelure argentée, qu’il portait longue et soyeuse.
Après son certificat d’études, en 1959, Schiffer est mobilisé en Algérie, dans les Aurès. En 1960, il regagne Alger où il devient Officier de Renseignement, membre actif des DOP (Détachements Opérationnels de Protection).
En 1963, il revient en France avec le grade de sergent. Il intègre alors les rangs de la police. D’abord gardien de la paix, puis, en 1966, enquêteur à la Brigade territoriale du 6e arrondissement. Il se distingue rapidement par son sens inné de la rue et son goût pour l’infiltration. En mai 1968, il plonge dans la mêlée et se glisse parmi les étudiants. A cette époque, il porte le catogan, fume du haschisch – et note, en douce, les noms des meneurs politiques. Lors des affrontements de la rue Gay-Lussac, il sauve aussi un CRS sous une pluie de pavés.
Premier acte de bravoure.
Première distinction.
Ses prouesses ne vont plus s’arrêter. Recruté à la Brigade criminelle, en 1972, il est promu inspecteur et multiplie les gestes héroïques, ne craignant ni le feu ni la baston. En 75, il reçoit la médaille pour Acte de Bravoure. Rien ne semble pouvoir freiner son ascension. Pourtant, en 1977, après un bref passage la BRI (Brigade de Recherche et d’Intervention), la célèbre « antigang », il est brutalement muté. Paul avait déniché le rapport de l’époque, signé par le commissaire Broussard en personne. Le policier avait noté dans la marge, au stylo : « ingérable ».
Schiffer trouve son véritable territoire de chasse dans le 10e arrondissement, à la Première Division de Police judiciaire. Refusant toute promotion ou mutation, il s’impose, durant près de vingt ans, comme l’homme du quartier Ouest, faisant régner l’ordre et la loi sur le périmètre circonscrit par les grands boulevards et les gares de l’Est et du Nord, couvrant une partie du Sentier, le quartier turc et d’autres zones à forte population immigrée.
Durant ces années, il contrôle un réseau d’indicateurs, limite les activités illégales – jeu, prostitution, drogue –, entretient des relations ambiguës, mais efficaces, avec les chefs de chaque communauté. Il atteint également un taux record de réussite dans ses enquêtes.
Selon une opinion solidement établie en haut lieu, c’est à lui, et à lui seul, qu’on doit le calme relatif de cette partie du 10e arrondissement de 1978 à 1998. Jean-Louis Schiffer bénéficie même, fait exceptionnel, d’une prolongation de service de 1999 à 2001.
Au mois d’avril de cette dernière année, le policier prend officiellement sa retraite. A son actif : cinq décorations, dont l’ordre du Mérite, deux cent trente-neuf arrestations et quatre tués par balle. A cinquante-huit ans, il n’a jamais possédé d’autre grade que simple inspecteur. Un batteur de pavé, un homme de terrain régnant sur un seul et même territoire.
Voilà pour le côté Fer.
Le côté Chiffre surgit dès 1971, quand le flic est surpris en train de passer à tabac une prostituée, rue de la Michodière, dans le quartier de la Madeleine. L’enquête de l’IGS, associée à celle de la Brigade des Mœurs, tourne court. Aucune fille ne souhaite témoigner contre l’homme aux cheveux d’argent. En 1979, une nouvelle plainte est enregistrée. On murmure que Schiffer monnaye sa protection auprès des putes de la rue de Jérusalem et de la rue Saint-Denis.
Nouvelle enquête, nouvel échec.
Le Chiffre sait assurer ses arrières.
Les affaires sérieuses commencent en 1982. Un stock d’héroïne se volatilise au commissariat Bonne-Nouvelle, après le démantèlement d’un réseau de trafiquants turcs. Le nom de Schiffer est sur toutes les lèvres. Le flic est mis en examen. Mais un an plus tard il sort blanchi. Aucune preuve, aucun témoin.